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pas la force de rougir de mendier, je supplie votre paternité de secourir le pauvre pèlerin que je suis, par quelque don charitable. » Il me répondit qu’il était plus pauvre que moi et jura qu’il n’avait pas de quoi vivre dans son église. » Ses revenus étaient tombés, en effet, de 4 000 ducats à 2 000 ; tout en conservant des charges, sinon supérieures, tout au moins égales à celles qu’avaient eues ses prédécesseurs. Mais avant cette période de famine, grâce aux récits des pèlerins dont le plus grand nombre s’arrêtaient en Chypre, soit à l’aller, soit au retour de Jérusalem, nous savons à peu près ce qu’était Famagouste sous ses princes français, au temps de sa prospérité.

C’était une de ces villes uniques au monde et dont nous ne connaissons pas le pendant aujourd’hui, parce que, de nos jours, le commerce, la richesse et le luxe se sont répandus un peu partout sur la surface du globe. En quelques minutes on pouvait y apprendre tout ce qui se passait sous le soleil. Cinquante peuples de toutes les confessions, parlant cent langues différentes, s’y rencontraient. En dehors des Amalfitains, des Pisans, des Génois, des Vénitiens, des Catalans, des Provençaux ou des Champenois, c’étaient les Grecs qui formaient le fond de la population. Les Syriens, régisseurs, courtiers, négocians habiles, armateurs prodigieusement riches. Les Arméniens, souples, adroits en toute chose, très ménagés par les Lusignan et la noblesse latine. Les Maronites ; les Nestoriens, opulens, fastueux, administrés au spirituel par le métropolitain de Tarsous, dépendant du patriarche de Bagdad. Les Ibériens, originaires de l’Iméréthie au Nord du Caucase. Les Indiens ou Ethiopiens conférant le baptême avec un fer chaud sur le front : « Pour ce qu’ils disent que l’Evangile Sainct-Mathieu lequel ils ont reçeu de luy porte ces mois : Vous les baptiserez en feu et en esprit. » Les Albanais, les Jacobites, les Coptes, les Juifs.

Il est facile de se représenter ce que pouvait être cette population cosmopolite, sorte de carte d’échantillons de tous les peuples du bassin de la Méditerranée, et de contrées seulement visitées, en ce temps, par de rares voyageurs. Population active, industrieuse, religieuse et païenne, avide de tous les luxes, de tous les plaisirs ; gagnant l’argent facilement, le dépensant de même pour le bon comme pour le pire ; construisant des centaines d’églises, de chapelles ; se bâtissant de somptueux palais dans lesquels on trouvait tous les raffinemens de l’Orient. Chacun,