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conserver tout leur prestige, mais ce n’est pas le cas pour Famagouste, car l’impression profonde qui s’en dégage ne fait que grandir, que s’accentuer quand, comme le dit un écrivain, après avoir franchi la vieille porte de Limassol, on pénètre dans la ville déserte, flottante dans l’immensité de sa formidable enceinte vénitienne.

Cette ville, qui eut jadis avec ses faubourgs, rapportent les voyageurs, une population de 70 000 âmes de toutes races, n’est plus habitée maintenant que par trois ou quatre cents Turcs[1]. Elle n’est donc pas morte, mais seulement endormie. Espérons que jamais personne ne viendra la réveiller : la terre est assez vaste pour laisser en repos ceux qui sommeillent.

Nous voici dans une rue (il n’y en a que trois ou quatre à peu près méritant ce qualificatif). De temps en temps, des chameaux, attachés les uns aux autres et portant des balles de marchandises, s’en vont de leur pas méthodique, toujours exactement compté, vers la campagne ; ils considèrent les passans avec une sorte d’air méprisant, parce qu’ils les regardent de haut.

Une femme strictement voilée, en robe rose, sort de chez elle pour aller bavarder avec sa voisine ; ou bien, un groupe de paysans en culottes bouffantes, venus pour un procès, se promènent désœuvrés, le nez en l’air, en attendant l’heure de l’appel de leur cause. Voilà à peu près tout ce qui paraît donner un semblant de vie à ces rues généralement calmes.

Cependant, vers la place sur laquelle jadis s’ouvraient les portes du palais, il y a un peu plus d’animation : c’est le quartier des marchands, des cafés, toujours vivans en Orient. A quelques pas de là, près de la cathédrale, se trouve l’école de la Mosquée où les enfans, en psalmodiant, récitent les versets du Coran.

J’ai oublié de parler d’un vieillard de quatre-vingt-sept ans, à la longue barbe blanche. Lui non plus ne fait pas grand bruit dans ce cadre de silence. C’est un Persan, jadis fondateur d’une religion ; expulsé de son pays, les Turcs le recueillirent ; mais, n’aimant pas beaucoup les innovateurs, ils le reléguèrent à Famagouste où il vit, depuis plus de cinquante ans, sans jamais sortir de chez lui, avec trois ou quatre de ses femmes, qu’il remplace de temps en temps. Une seule fois, cependant, il

  1. Jusqu’en 1878, époque de l’occupation anglaise, seuls les musulmans avaient le droit d’habiter à Famagouste.