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de plus original peut-être, je veux dire cet enthousiasme pour la bonne nature, cet abandon plein de confiance aux instincts qui naissent d’elle. Chez bien peu d’entre eux, et peut-être chez aucun, on ne retrouve ce large courant de naturalisme qui lui venait de Rabelais, qui après lui se retrouve chez Molière, et qui en France lui a fait tant d’admirateurs passionnés. Mais en Angleterre on se plaît tout particulièrement à rationaliser la morale, comme il savait si bien le faire, et nul ne s’étonnera de voir un Anglais, Shaftesbury, compléter sur ce point son œuvre en la systématisant. On répète volontiers après lui que c’est dans la vie privée que se manifestent le plus clairement les sentimens et que la valeur morale peut être appréciée ; on est séduit par la souplesse insinuante avec laquelle il se glisse dans l’intimité de chacun et s’immisce jusque dans les actes les plus privés.

Emerson parle quelque part de cet Auguste Collignon, mort en 1830, dont il vit le tombeau au cimetière du Père-Lachaise, et qui, disait son inscription funéraire, s’était formé à la vertu sur le modèle des Essais de Montaigne. L’exemple d’Auguste Collignon a dû être compris des lecteurs d’Emerson. Ils voyaient volontiers en Montaigne un maître de bon sens pratique. Les articles que les Revues anglaises consacrent de temps à autre à Montaigne ne sont pas tous des articles d’érudition. Ils présentent volontiers les Essais comme un livre toujours vivant, dans la lecture duquel on trouve encore, au XXe siècle comme au XVIe, agrément et instruction. Ils montrent en Montaigne un aimable compagnon, auquel il y a plaisir à consacrer ses heures de loisir, et qui, sans jamais prêcher, sait donner d’utiles conseils et incliner l’âme vers la sérénité.

Pour les Anglais, comme pour les Français, Montaigne est encore un maître de bon sens autant que de sagesse pratique. ; Ils louent en lui la rectitude de son jugement. Nous avons vu qu’à la fin du XVIIIe siècle il a rendu un service signalé à la pensée critique anglaise. Dans ce temps-là il a pu apparaître à quelques-uns comme un esprit aventureux, comme le représentant d’un scepticisme dangereux qui risquait d’obscurcir les principes et d’énerver les ressorts de l’activité. Mais cette défiance, qui, pendant un temps, a été si répandue en France et qui a passagèrement rendu Montaigne suspect à ses compatriotes, ne se rencontre que bien peu chez les Anglais. Celui qui