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faire goûter Montaigne aux Anglais. C’est d’un réalisme spontané, naturel, qu’il s’agit ici, aucunement d’une doctrine littéraire. Ils ont senti que sa pensée plonge au-dessous du milieu artificiel dont tout homme civilisé est enveloppé pour habiter constamment et sans effort un monde plus conforme à notre nature, afin d’y trouver son aliment nécessaire, et ils ont vu dans les Essais un « livre de bonne foy » au sens le plus large du mot. Il est vrai qu’un autre caractère de la race, beaucoup moins bien dégagé par Taine et non moins apparent, ne se retrouvait pas au même degré chez Montaigne : je veux parler de l’union intime avec ce sens du réel, d’une sorte de mysticisme et d’idéalisme qui donne une couleur originale à beaucoup d’œuvres anglaises. Montaigne n’est point du tout mystique, du moins en général. Encore convient-il de ne pas oublier sur quel ton il a parlé de l’amitié, et son essai de l’amitié a été fort goûté en Angleterre comme ailleurs. Est-il rien de plus mystique que son mot fameux, repris par divers auteurs anglais : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Le sens très pratique de la vie que beaucoup d’Anglais ont constaté chez Montaigne était encore de nature à leur plaire. Dans ce réel très concret, très prochain de chacun de nous que sa pensée habite, ce qui l’intéresse surtout, c’est de reconnaître les faits et les principes qui doivent régler notre conduite. Sans cesse Montaigne examine les raisons qu’il a d’agir, ou de ne pas agir, ou encore d’agir de telle ou telle manière. Préoccupé sans cesse des mœurs et de la psychologie, qui est la base nécessaire de toute la science des mœurs, il ne fait pas la métaphysique de la morale, si l’on peut ainsi parler, ne se travaille pas à démêler ses fondemens, ne s’attarde pas dans le problème du souverain bien, il court droit aux cas individuels, aux difficultés que suscite la vie à chaque pas, que son expérience fait jaillir chaque jour dans son champ d’activité personnelle ou que ses lectures lui révèlent dans la conduite des autres hommes. Cette manière toute positive de moraliser répond bien à l’idée que nous nous formons du caractère anglais. Les Anglais demandent à Montaigne des encouragemens contre la mort et la douleur, des jugemens sur la mode, sur l’ambition. Bien peu de ses disciples saxons ont goûté ce que son enseignement avait