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les uns admirant en lui sa sagesse morale héritée de l’antiquité et sa connaissance intime des anciens, les autres, avec Descartes, puis avec les philosophes du XVIIIe siècle, les véritables successeurs de Descartes, séduits surtout par son rationalisme et par son esprit critique. Et quand, plus tard un peu qu’en Angleterre, nos philosophes eurent achevé leur travail de critique, l’art des Essais et leur charme intime devinrent leur principal titre à la réputation. Enfin, lorsque le goût des études historiques précises s’est développé, avec une curiosité amoureuse autant qu’érudite, on s’est efforcé de reconstituer l’histoire de leur composition, de retrouver leur texte exact et ses remaniemens successifs, la figure de leur auteur, tout cela au prix d’un travail patient, que peu d’œuvres pouvaient mieux justifier, et auquel nous avons vu quelquefois les Anglo-Saxons participer à leur manière.

Si pourtant nous voulons serrer les faits de plus près, et nous demander ce que les Anglais ont principalement goûté chez Montaigne, interrogeons les écrivains qui viennent de déposer en sa faveur sur les raisons de leur préférence. Presque tous ceux qui s’expliquent à ce sujet nous diront avec Emerson que ce qu’ils goûtent surtout en Montaigne c’est sa franchise, sa sincérité, sa manière directe, si je puis dire, d’aller au réel et de le représenter, ce qu’on pourrait appeler son sens des réalités concrètes. Il nous met en relation immédiate avec les choses, il en donne la sensation. Parfaitement libéré des problèmes de parade, des fleurs de la rhétorique traditionnelle, il va droit aux réalités concrètes avec un sens très sûr qui n’est peut-être qu’un ardent désir d’atteindre à la vérité toute nue. « Montaigne, nous dit Emerson, est le plus ingénu et le plus loyal de tous les écrivains... Vous pouvez lire ailleurs de la théologie, et de la grammaire, et de la métaphysique. Tout ce que vous trouvez ici sentira la terre et la vie réelle » C’est grâce à son horreur instinctive du factice qu’il sait intéresser son lecteur aux innombrables idées qu’il remue. « Il y a eu des hommes à la pensée plus profonde, mais, peut-on dire, aucun homme qui ait eu une pareille abondance d’idées ? Jamais il n’est ennuyeux, jamais insincère, et il a le génie d’intéresser le lecteur à tout ce qui l’intéresse. »

Le réalisme que Taine signalait comme un des caractères les plus saillans du génie anglais a beaucoup contribué, je crois, à