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deviner qu’ils sont pénétrés de son livre[1] : je trouve une réminiscence de l’Apologie de Sebonde dans une des fables de Gay ; Warton compose une ode avec une chanson d’amour qu’un voyageur avait entendue au pays des cannibales et rapportée à Montaigne. Pope mentionne Montaigne aussi bien dans ses poèmes que dans sa correspondance. Il veut imiter sa manière, « se verser lui-même tout entier dans ses œuvres aussi franchement que le sincère Shippen ou que le vieux Montaigne. Chez eux, dit-il, sûre d’être aimée pour peu qu’on la vit, l’âme se présentait à tous les regards sans réserver une seule pensée à part soi. » On a pu dire que la morale des Épitres sur l’homme avait été directement empruntée à Montaigne, et c’est là peut-être une affirmation contestable, car dans ses grandes lignes la morale des Épîtres sur l’homme se retrouve aussi bien chez Horace ou chez Pascal que dans les Essais, mais il reste acquis que les Essais ont été l’un des livres préférés de Pope. Swift fait lire Montaigne à sa bien-aimée Vanessa dans son poème de Cadenus and Vanessa, et il le nomme à diverses reprises dans ses œuvres en prose. Son esprit critique et sa misanthropie trouvaient un aliment selon leur goût chez un penseur qui démasque la fragilité de toutes les institutions humaines et qui fait si peu de cas de notre raison, et l’on ne s’étonne point qu’un jour Bolingbroke ait appelé Montaigne l’ami de Swift. Après Rabelais et Cervantes il n’était point d’auteur que Sterne relût plus volontiers. Son désordre si fantaisiste, dégagé de toute convention, le séduisait, son scepticisme aussi qui flattait ce sentiment cher entre tous à Sterne que les plus petites causes produisent des effets disproportionnés, que nos habitudes les plus frivoles, nos manies les plus ridicules nous mènent à leur gré et tissent la trame de nos instables existences. Il lui a emprunté des images, des observations psychologiques, des réflexions de toutes sortes.

Sans parler des philosophes, comme Dugald-Steward, et des critiques, comme Hazlitt, que leur profession appelait à consacrer à l’étude des Essais des articles entiers, et qui d’ailleurs ne manquent pas d’en proclamer les mérites, de nombreux artistes et penseurs au XIXe siècle ont dit leur admiration pour Montaigne, et déclaré qu’ils en faisaient leur lecture de prédilection.

  1. On a pensé trouver des réminiscences des Essais jusque chez Wordsworth et chez Coleridge.