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enseignait à nos philosophes à lui demander des armes et elle leur transmettait l’image qu’elle s’était faite de lui et qu’ils devaient en conserver.


IV

Elle ne renonçait d’ailleurs pas à lui pour cela. Si, la bataille achevée, il cesse d’être un allié de combat, il devient, dans la paix, un maître avoué par de nombreux disciples. Le rôle des Essais est alors moins facile à déterminer parce qu’il est plus complexe. Chacun les interprète et les goûte suivant son propre tempérament, mais on continue de les lire avec intérêt et profit. Ils ont été pour l’Angleterre un livre classique dans toute la force du terme, si l’on peut appeler ainsi le livre où toutes les générations successives viennent puiser des enseignemens, que les écrivains les plus autorisés citent volontiers et qu’ils admirent. Ils ont été un livre classique pour l’Angleterre, je ne dirai pas autant que les œuvres d’un Cicéron ou d’un Horace, que les enfans balbutiaient dans les écoles, mais au premier rang après ceux-là, et plus, certainement, qu’aucun des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne.

Un fait bien caractéristique à ce point de vue est, qu’à toutes les époques le nom de Montaigne reparait sous la plume des écrivains anglais sans que ceux-ci jugent nécessaire de l’accompagner d’un mot de commentaire. Il est familier à leur public. Dès l’origine, dès le temps de la traduction de Florio, il semble qu’on n’ait pas le droit de l’ignorer. Il est, par exemple, sans aucun éclaircissement, chez Bacon, chez Ben Jonson, chez Burton. A l’époque de la Restauration nous le retrouverons de même dans les œuvres de Walton, de Samuel Butler, d’Abraham Cowley, de John Evelyn, sans parler de ceux que j’ai précédemment nommés.

Montaigne était, nous assure Lowell, l’écrivain favori du grand Dryden. Au temps de Bolingbroke tous ceux qui en Angleterre tiennent la plume semblent l’étudier avec prédilection : si Addison, comme Hume le fera de nouveau un peu plus tard, lui reproche son égoïsme et sa vanité, il n’en cherche pas moins à imiter sa manière dans ses propres Essais, de même que Hume s’inspirera sans doute de son scepticisme. Steele se souvient de lui dans le Spectator. Les poètes eux-mêmes laissent