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il estime que ses vertus et ses prodiges ne sont pas moins solidement attestés que ceux dont les évangélistes nous ont transmis la tradition. Conter les gestes d’Apollonius, c’est, aux yeux de Blount, jouer aux chrétiens le mauvais tour de donner un rival à leur Dieu, et ruiner l’autorité du Christ en montrant qu’il n’y a pas plus de raisons pour croire en lui que pour croire en Apollonius. Très fréquemment le nom de Montaigne revient dans ce commentaire. Son autorité est l’une de celles que Blount allègue le plus volontiers. Là encore des pages entières des Essais sont transcrites et souvent elles servent à faire passer les hardiesses de l’auteur.

Charles Blount n’était point un savant ni un philosophe de profession. C’était un homme du monde, qui appartenait à la haute société, et qui écrivait par passe-temps. Par lui nous comprenons le genre d’intérêt que cherchaient dans les Essais les gens du monde, ou tout au moins ceux qui parmi les gens du monde se piquaient de philosophie, et dans ce temps-là presque tous se piquaient de philosophie. Montaigne, un homme du monde comme eux, qui comme eux méprisait les pédans et leur jargon, s’était chargé de mettre à leur portée, d’exprimer en leur langage les idées qu’il leur fallait pour jouer aux esprits forts. John Sheffield, duc de Buckingham, l’un des plus gros personnages du temps, admire Montaigne pour sa franchise par-dessus tous les autres écrivains, promet l’immortalité à quiconque écrira dans le même style, et, dans les Essais qu’il compose à son imitation, il accumule les expressions d’un scepticisme désabusé. Non moins considérable que lui à la cour des Stuarts puis à celle de Guillaume d’Orange, le marquis d’Halifax, dont nous avons constaté tout à l’heure l’admiration pour Montaigne, à son avis le seul esprit libre parmi les Français, qui avait écrit une Défense de Montaigne, ne passait pas pour plus affermi dans la foi traditionnelle. On l’accusait d’athéisme. Il disait, paraît-il, qu’un homme ne peut s’asseoir à sa table pour philosopher sans se relever athée.

Lord Saint-John Bolingbroke est encore un des premiers hommes d’Angleterre, et il est en même temps le plus illustre représentant du mouvement déiste. Très grand seigneur dans ses allures, il se sent, en tant qu’écrivain, de la famille de Montaigne, et son conservatisme de prudence, quoiqu’un peu différent dans ses origines de celui de Montaigne, ne manque pas