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humaine et à s’installer en maîtresse sur le domaine de la morale, et il ne se pouvait guère que, venant à examiner avec ses seules forces les idées métaphysiques, elle ne semât point la division parmi les esprits. Sur ces deux points Montaigne s’était avancé résolument dans la voie nouvelle ; il pouvait servir de guide aux pionniers du rationalisme.

Quand il s’interrogeait sur la conduite à suivre en telle ou telle circonstance, jamais il ne faisait intervenir les commandemens de l’Évangile ou les sourdes suggestions de l’habitude. Il pesait et il contrepesait des raisons positives, qui seules lui servaient de règle. Il s’examinait surtout lui-même et la connaissance intime du moi lui dictait ses choix. Ce n’était pas chez lui un principe formulé, mais bien plutôt une tendance très impérieuse à laquelle il cédait volontiers et qui a donné à son œuvre une couleur très originale pour son temps. Tout porte à croire que les moralistes anglais qui ont réduit cette tendance en système et construit méthodiquement une morale rationnelle indépendante de toute religion, que Mandeville, qui cite quelquefois Montaigne, que Shaftesbury ont largement profité de son travail. Ils ne faisaient que le continuer. Tous les deux, ainsi que Locke d’ailleurs, avaient séjourné en Hollande, dans le cercle des réfugiés de France parmi lesquels le nom de Montaigne était en singulier honneur et son influence très active. Shaftesbury était précisément ce disciple que Locke avait formé suivant les préceptes du philosophe périgourdin, auquel il avait dès le bas âge insufflé l’esprit de Montaigne.

Les déistes ont, eux aussi, travaillé à séparer la morale de la religion et à la constituer en discipline distincte, mais leur activité s’est portée surtout sur l’examen des dogmes religieux. De Herbert of Cherbury, qui publie son De veritate en 1624, jusqu’à David Hume, leur activité dissolvante s’est exercée pendant un siècle et demi, dilapidant pièce à pièce tout l’héritage des croyances traditionnelles. Ici toutefois leur situation différait passablement de celle de Montaigne. Montaigne, qui était catholique, pouvait, grâce à son catholicisme, faire reposer sa foi sur le doute universel. Il lui était loisible d’aller dès le premier instant jusqu’aux extrêmes limites de l’agnosticisme sans pour cela se séparer de l’Église, d’avilir la raison et ruiner tout son crédit pour l’abîmer ensuite aux pied du successeurs de saint Pierre, seul représentant