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auront prodigué leurs encouragemens. L’Angleterre semblera nous renvoyer enfin notre Montaigne.

Alors seulement la France se montrera disposée à contrôler et à critiquer ses croyances religieuses et ses traditions de toutes sortes. On sait avec quelle souplesse d’esprit et quelle frénésie de destruction elle le fera, et elle rendra dès lors à Montaigne toute la place qu’il avait perdue parmi ses écrivains de prédilection. Dans cet effort pour secouer tous ses préjugés, et plus que ses préjugés, elle profitera largement de l’exemple de l’Angleterre qui précisément venait d’opérer le même travail de critique sur ses propres croyances et qui pour cela s’était aidée du concours de Montaigne. Car, dans le demi-siècle qui nous occupe, la vogue de Montaigne en Angleterre paraît suscitée principalement par son esprit critique, par sa clairvoyance à démasquer les préjugés et à les dénoncer, à découvrir le point caché où gît l’incertitude d’une proposition, le sophisme tacite qui nous la fait regarder comme évidente. L’Angleterre alors recherche les excitations de ce genre qui peuvent stimuler son esprit de libre examen, tandis que dans le même temps la France semble particulièrement jalouse de son unité intellectuelle et morale, et tend à rejeter loin d’elle tous les fermens de dissolution qui pourraient compromettre cette unité.

L’influence de l’esprit de Montaigne en Angleterre à la fin du XVIIe siècle se manifeste en particulier dans le principal traité de pédagogie qui fut alors écrit, les Pensées sur l’Éducation de John Locke. Ce traité, qui parut en 1693, est tout pénétré des mêmes principes qui ont dicté à Montaigne son essai fameux De l’institution des enfans. Je ne dirai pas que Locke s’est proposé de mettre à la portée de ses concitoyens les idées de Montaigne en matière d’éducation, car pas une phrase dans son ouvrage n’est traduite de celui de son devancier. Son œuvre est vraiment personnelle. Il aimait les enfans, s’occupait d’eux volontiers, et il avait été chargé de l’éducation d’un jeune noble qui appartenait à une très grande famille d’Angleterre, le futur comte de Shaftesbury. Ce sont bien les résultats de son expérience à lui, et en particulier les constatations qu’il avait pu faire en suivant au jour le jour les progrès du jeune Shaftesbury, que Locke s’est proposé de nous donner. Mais il avait lu Montaigne au préalable comme toute sa génération ; il se souvient quelquefois de lui dans son célèbre Essai sur l’entendement