Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son autorité, et quelques-uns allaient jusqu’à le traiter, lui aussi, de libertin. Si les gens du monde ne pouvaient pas le condamner tant son charme les séduisait, et s’ils pensaient avec Mme de Sévigné qu’il eût été pour eux un bien aimable voisin, les vrais chrétiens, et non pas seulement les chrétiens de Port-Royal, mais les directeurs les plus autorisés, tonnaient contre lui. Ils firent mettre à l’index ses Essais où un siècle plus tôt Rome n’avait trouvé que peu de chose à reprendre. Pendant plus de cinquante ans, de 1669 à 1724, aucune réimpression complète n’en fut donnée en français.

Durant la même période la traduction de Charles Cotton ne fut pas réimprimée moins de quatre fois. On eût dit que, chassée hors de France, la renommée de Montaigne passait la Manche et se réfugiait en Angleterre. C’est bien ainsi qu’un lord du premier rang, le marquis d’Halifax, présentait les choses au public anglais. Il rappelait quelques-unes des critiques violentes dont les Essais de Montaigne avaient été l’objet dans des ouvrages français contemporains, il les réfutait sur un ton de triomphe. « Chez nous, disait-il, des personnes de toute qualité placent les Essais de Montaigne très haut dans leur estime et en font leur principale lecture. Ils sont dans toutes les mains. Pour moi personnellement, il n’est pas de livre avec lequel j’aie noué un commerce plus intime. » L’Angleterre l’apprécie donc bien autrement que ne fait la France, et il semble à Halifax que, pour en récompenser l’Angleterre, l’âme de Montaigne soit passée parmi ses compatriotes. « Ne vous en étonnez point, vous dira-t-il encore : de tous les Français Montaigne seul a eu le sens de la liberté. « Et c’est entre parenthèses pour ce motif que Montaigne est le seul des auteurs français que lui, Halifax, sache goûter ; mais aussi, par suite de cette particularité, les Français ne peuvent pas l’apprécier à sa valeur, et l’Angleterre, la terre de la liberté, est incontestablement sa patrie naturelle. Quand en 1724 paraîtra une nouvelle édition française des Essais, une fort belle édition restaurée d’après le texte de 1595 et accompagnée d’un savant commentaire, la fameuse édition de Pierre Coste, qui fait date dans l’histoire du texte de Montaigne, elle sera l’œuvre d’un protestant réfugié en Angleterre, elle sera publiée à Londres, exécutée par une presse anglaise, munie d’un privilège du roi Georges, et les frais du travail seront en grande partie supportés par de grands seigneurs d’Angleterre, qui, nous dit Coste, lui