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des sciences morales qui en relèvent beaucoup moins parfaitement. Or Montaigne limitait son étude aux sciences morales. Je n’en suis pas moins persuadé qu’il a ouvert la voie à la grande œuvre de Bacon dont la puissance de pénétration ne devait apparaître que beaucoup plus tard.


III

L’époque des révolutions qui suivit le temps des Shakspeare et des Bacon ne devait pas être favorable à Montaigne. Il n’était pas l’homme des violences, l’homme des convictions fortes et légèrement acquises qui commandent les fermes décisions et les entreprises hardies. Aussi après 1632 la traduction de Florio ne se réimprime plus. La Restauration, qui ramena en Angleterre une cour tout imbue des habitudes françaises, qui fit triompher dans la haute société toutes les modes françaises, et particulièrement le goût des livres venus de la France, devait remettre les Essais en honneur. Brusquement arrachées aux austérités d’un puritanisme de commande, les hautes classes s’abandonnaient à un épicurisme facile, à un scepticisme de bon ton qui allait parfois jusqu’à l’athéisme. On lut sans doute alors beaucoup les Essais en français, car jamais plus qu’à cette époque la langue française ne fut pratiquée en Angleterre, où pourtant à toutes les époques elle a été comprise et parlée. Mais de plus, l’un des traducteurs qui se chargèrent alors de vulgariser au delà de la Manche la littérature française, Charles Cotton, entreprit de donner une version nouvelle des Essais. Il savait que le public ne manquerait pas de la bien accueillir.

Coïncidence curieuse, précisément dans le même temps ces mêmes Essais rencontraient en France de nombreux adversaires, subissaient une éclipse passagère. Les éloges qu’on en faisait se mêlaient de critiques de plus en plus vives. On leur reprochait leur langue, qui commençait à vieillir, leur absence de composition qui choquait le goût des contemporains pour la régularité classique ; surtout on commençait à trouver que leur philosophie était dangereuse et que, si Montaigne était resté fidèle à la religion traditionnelle et à un sage conservatisme, son scepticisme pouvait fort bien conduire à des conclusions différentes. On n’ignorait pas que les libertins se recommandaient