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qu’on songeât à constituer une méthode nouvelle, pour qu’on en sentît le besoin. Sa critique de l’esprit humain et des moyens de connaissance dont nous disposons contient en substance presque toute la théorie de Bacon sur les fantômes et ses attaques contre la logique d’Aristote. Or nous avons vu que les Essais étaient familiers à Bacon. Aucune lecture ne pouvait mieux le préparer à écrire le premier livre du Novum organum ; et le premier livre du Novum organum, qui dénonce les vices de la science humaine et les écueils contre lesquels échoue la pensée, est comme la pierre fondamentale de toute l’Instauratio magna : il faut bien connaître un mal avant de songer à y porter remède. Descartes et Pascal, dans les méthodes de connaissance que, vers le même temps, ils ont élaborées, partent comme Bacon du doute universel. Cette nécessité du doute, c’est chez Montaigne que tous les trois l’ont trouvée affirmée et mise en pleine lumière. Avant de construire, il fallait détruire, il fallait faire table rase de toutes les présomptueuses bâtisses dont l’instabilité était reconnue. Pour tous les trois, Montaigne s’est chargé de détruire. Mais il est beaucoup plus près de Bacon que de Descartes ou de Pascal. Rien ne lui est plus étranger que le mysticisme de l’apologiste du christianisme, et il n’a pas entrevu l’évidence qui permet à l’auteur du Discours de la méthode de poser l’assise solide de sa construction. Quand il sort du doute, et il en sort très résolument, c’est l’autorité seule du fait qui oblige sa raison d’affirmer. Partout où il peut dégager la leçon des faits, il se décide, et il reste en suspens dans tous les cas où les faits ne semblent pas lui dicter une réponse. Tout son essai des Boiteux est très significatif à ce point de vue. Montaigne a donc fort bien pressenti le fondement de la méthode expérimentale. S’il n’a pas construit la bâtisse, il a du moins amassé les matériaux dont on devait faire usage. Pour belle et harmonieuse que soit celle que nous devons à Bacon, chacun sait combien elle était fragile, et que jamais ou presque jamais les découvertes scientifiques ne se sont faites suivant les règles qu’il a prescrites. Si Montaigne n’a fait qu’un pas vers la méthode, s’il s’est, pour ainsi dire, arrêté à la porte, c’est d’abord que sa prudence intellectuelle ne lui permettait pas d’entreprendre d’aussi ambitieuses constructions, mais c’est surtout que la méthode expérimentale devait sortir des sciences physiques et naturelles auxquelles elle s’applique exactement, non