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propos, s’efforcent d’y tenir une place importante. A vrai dire, le talent de Cornwallis est mince. Il ne sait pas trier dans son expérience un fait caractéristique, dans ses « humeurs » une inclination typique, et en tirer la leçon qui servira à tous ses lecteurs. Il n’a pas le don des confidences, cet abandon naïf qui y est nécessaire. Par-dessus tout, il est un bien médiocre écrivain, mais tout cela n’a pas empêché qu’en son temps ses Essais n’aient joui d’une certaine faveur, aussi grande ou à peu près que les Essais de Bacon.

Pendant longtemps le genre végéta et ne produisit aucune œuvre qui mérite d’être comparée avec celle de Montaigne. Durant tout le siècle cependant les recueils d’essais se succédèrent, en série à peu près ininterrompue, attestant que le genre voulait vivre, et dans plusieurs de ces recueils, dans ceux d’Abraham Cowley, de John Sheffield, de Joseph Glanvill, de Thomas Blount, par exemple, l’imitation de Montaigne est très sensible. Il reste le maître incontestable du genre, et, si pour quelques-uns il partage cette maîtrise avec Bacon, ses modèles sont suivis beaucoup plus que ceux du célèbre chancelier. Au début du XVIIIe siècle enfin, avec Addison, l’essai produira de nouveaux chefs-d’œuvre, les premiers depuis ceux de Montaigne. Il aura conquis sa place prédominante dans la littérature anglaise, et à travers toutes les applications variées qui en seront faites durant deux siècles, à travers toutes les formes auxquelles sa souplesse native lui permettra de se plier, le souvenir de Montaigne restera vivant chez tous ceux qui le transformeront. Les plus célèbres d’entre eux le reconnaîtront pour leur ancêtre commun et l’avoueront pour leur modèle vénéré. On s’étonnera peut-être de constater qu’en France, où pourtant il était né, l’essai n’a point vécu après Montaigne, tandis qu’en Angleterre, sa terre adoptive, il a laissé une si brillante descendance. Le fait peut s’expliquer, je crois. En France, l’exemple de Montaigne décourageait les tentatives. N’y eût-il pas eu présomption à se mesurer avec un tel maître, et n’était-ce point se mesurer avec lui que d’écrire des essais puisque lui seul en avait composé. » On le vit bien quand le marquis d’Argenson, un siècle et demi après Montaigne, s’avisa d’intituler un de ses ouvrages Essais à la manière de ceux de Montaigne. Tout le monde cria à l’impertinence. Et sans doute le marquis aggravait son cas en rappelant ainsi à la légère le nom de son devancier ; mais, s’il