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Bacon à cette époque n’est qu’une collection, toujours fort courte, de petites maximes pratiques, de recettes d’action, tout à fait à la manière des compilations de sentences qu’on se plaisait à faire au XVIe siècle. L’auteur s’efforçait de leur donner une forme aussi lapidaire que possible afin qu’elles fussent plus aisées à retenir, et il les présentait toutes nues en général, sans exemple pour les concrétiser, sans explication, sans justification, sans mélange de considérations à côté ou de souvenirs personnels. Son livre se présente par suite tout d’abord comme un herbier de moraliste. Visiblement il était écrit déjà, ou tout au moins la conception en était arrêtée, quand Bacon, rencontrant l’ouvrage de Montaigne et séduit par son titre modeste, a adopté ce titre pour l’appliquer à une composition très différente de celle qu’il avait d’abord désignée. Dans les éditions successives, il rapprochera légèrement son Essai de celui de Montaigne. Peu à peu la pensée se fera de moins en moins nue, se chargera d’exemples, de souvenirs personnels, il s’orientera insensiblement vers la forme de la dissertation, et à cette transformation il est parfaitement possible, même il est probable que l’exemple de Montaigne n’a pas été étranger. Nous savons en effet que Bacon a apprécié et étudié les Essais de Montaigne. Des réminiscences nombreuses relevées dans son œuvre invitent même à penser qu’ils lui étaient familiers, qu’à tout le moins il est revenu à eux à diverses reprises. Jamais pourtant Bacon ne se proposera d’imiter Montaigne, d’acclimater sa forme littéraire sur le sol anglais, et sa philosophie diffère de celle de Montaigne plus encore peut-être que leurs cadres. Tandis que le philosophe français se donne tout entier à l’analyse intérieure et, à la manière des anciens, cherche en lui-même les conditions du bonheur, le futur grand chancelier d’Angleterre est occupé surtout des moyens de parvenir à une haute situation dans le monde. Le succès est sa grande affaire, et ce qu’il collectionne avant tout, ce sont les recettes qui permettront de l’assurer. Ce n’est donc pas Bacon qui a introduit en Angleterre l’Essai de Montaigne. Cet honneur était réservé à un écrivain très oublié aujourd’hui, William Cornwallis, qui se déclare bien haut l’admirateur et l’imitateur de l’essayiste français. Ses Essais à lui, qui touchent tous les sujets, sont bien de petites dissertations morales, de dimensions très variables, d’allure assez capricieuse, et l’analyse du moi, les confidences jaillies à tout