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Il se livre à un véritable examen de conscience, il essaie ses idées, en scrute les fondemens, retourne sa pensée sous toutes les faces pour en éclairer les moindres replis. Son moi est partout, comme chez Montaigne, et, comme Montaigne, Browne découvre que ce moi est sceptique, trop perspicace du pour et du contre pour se hasarder dans des affirmations faciles, tolérant par scepticisme, ennemi des vaines disputes, un peu vaniteux peut-être, mais sincère, de cette sincérité qui exige la confession, et singulièrement attachant par ce même besoin impérieux de se faire connaître qui rend tant d’autres moi insupportables. A vrai dire, les réminiscences directes des Essais n’abondent pas dans la Religion d’un médecin. Browne n’est pas un de ces écrivains à la mémoire très verbale qui laissent deviner leurs sources. Mais si aucun emprunt incontestable ne démontre, d’une manière certaine, sa dette envers les Essais, Joseph Texte nous a montré avec une finesse d’analyse trop perspicace les rapports intimes des deux œuvres pour que nous ne soyons pas irrésistiblement portés à croire que la Religion d’un médecin a été écrite à l’imitation des Essais. Or, cet ouvrage a été accueilli avec un succès considérable, traduit dans toutes les langues ; il appartient à la littérature européenne.

Nous sommes fondés à penser que cette influence morale de Montaigne ne s’est pas limitée aux écrivains de profession, et quoique, on le conçoit aisément, les moyens d’information à ce sujet fassent défaut, tout porte à croire qu’elle s’est étendue à un large public de lecteurs. Au point de vue littéraire elle s’est particulièrement concentrée dans un genre dont Montaigne est l’inventeur, le genre des Essais. C’est à l’imitation de Montaigne qu’il a été importé en Angleterre, sous ses auspices qu’il s’y est épanoui, et l’on sait quelle magnifique moisson de chefs-d’œuvre il y devait produire. C’est l’Angleterre qui était destinée à porter à sa perfection cette forme littéraire, et autant pour le moins que le roman et l’éloquence politique, l’Essai a été la grande illustration de la prose anglaise. Le premier en Angleterre, Bacon a publié des Essais, mais, contrairement à ce que l’on dit d’ordinaire, je ne crois pas qu’il les ait empruntés à Montaigne. Il doit à Montaigne le titre, mais non la chose. Si nous examinons les Essais de Bacon tels qu’ils se présentent dans la première édition, celle de 1597, nous verrons qu’ils ne ressemblent pas du tout à ceux de Montaigne. L’Essai pour