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pour notre orgueil national de semblables théories, force nous est de les reléguer dans le domaine des hypothèses invérifiées, et probablement invérifiables, disons plus : des hypothèses très aventureuses. Nous ne pouvons affirmer qu’une chose : que Shakspeare a lu Montaigne, et qu’il s’en est inspiré au moins une fois, et supposer que son génie a su tirer profit de la rencontre d’un pareil moraliste.

Quelle que soit l’étendue de sa dette, Shakspeare, comme Marston et Webster, a dû demander à Montaigne moins des leçons pour lui-même que des suggestions pour son art. Ils ne paraissent pas avoir enrichi leur propre personnalité avec les idées qu’ils empruntaient aux Essais, mais plutôt avoir enrichi la personnalité de leurs héros. Shakspeare n’accepte pas pour lui-même l’idéal politique qu’il place dans la bouche de Gonzalo. Mais si les Essais servaient à étoffer des caractères de personnages fictifs pour la scène, ils pouvaient rendre le même office à des hommes vivans, alimenter leur pensée morale, régler leur conception de la vie, les faire bénéficier de toute l’expérience humaine qu’ils avaient emmagasinée. Nous devinons cette influence à lire les écrits de quelques moralistes du temps. Robert Burton, dans son Anatomie de la mélancolie où il nomme jusqu’à sept fois Montaigne, pour analyser et disséquer les passions humaines avec cette minutie dont il a le secret, demande volontiers aux Essais des observations psychologiques de tout genre. Il y enrichit sa connaissance de l’âme humaine de toute la pénétration avec laquelle Montaigne sondait ses propres sentimens. Dans son Cypress’s grove (1623), Drummond of Hawthornden se recueille pour penser à la mort, pour habituer sa raison à la considérer sans terreur, à voir en elle une loi de la nature qu’il est déraisonnable de regarder comme un mal. Ce souci de savoir « accointer la mort » sans émotion était particulièrement vif chez Montaigne, et Montaigne est l’un des maîtres auxquels Drummond, dont la culture était essentiellement française, a demandé la sérénité philosophique. Il transcrit de longs passages de l’Essai « que philosopher c’est apprendre à mourir, » il se pénètre des grands enseignemens de la morale naturaliste que le païen Montaigne devait à Sénèque et à Epicure, de cette soumission à l’ordre universel qui est le grand secret de sa paix intérieure. Sir Thomas Browne dans sa Religion d’un médecin (1643) se rapproche peut-être plus encore de la manière de Montaigne.