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de ses dernières pièces, dans La Tempête, un passage de Gonzalo qui trace le plan d’une cité idéale est presque textuellement transcrit du Montaigne de Florio. Cet emprunt indéniable prouve au moins que Shakspeare a pratiqué Montaigne. Rapproché des faits que nous citions tout à l’heure, il ne laisse pas de créer des présomptions en faveur d’une influence plus profonde : Shakspeare n’aurait-il pas fait comme les camarades Marston et Webster ? Les critiques ont prétendu le prouver avec un grand appareil d’érudition. Ils se sont faits fort de relever dans les drames de Shakspeare un nombre considérable de réminiscences des Essais. Des Allemands en particulier se sont livrés à ce sport, et comme tout pour eux était réminiscence, comme toute idée générale exprimée à la fois par Montaigne et par Shakspeare prouvait à leurs yeux une lecture de Montaigne par Shakspeare, ils n’ont pas manqué de récolter une ample moisson. Malheureusement ces passages parallèles, relevés au prix d’un prodigieux labeur dans les deux œuvres, n’emportent pas la conviction. Des théories qu’on construit sur une base aussi fragile ne peuvent avoir aucune solidité. Ceux-ci voient dans le personnage d’Hamlet le portrait de Montaigne, et dans la pièce qui porte son nom la critique de sa philosophie. Shakspeare aurait voulu confondre son scepticisme en montrant qu’il confine à la folie et en lui opposant dans un sentiment de fierté nationale le robuste bon sens de la race anglaise. Pour ceux-là, pour le professeur Robertson en particulier, l’influence de Montaigne sur le développement du génie de Shakspeare serait inappréciable. Si ce génie s’est haussé dans les premières années du XVIIe siècle jusqu’à des cimes qu’il n’avait point encore approchées, si les pièces de cette époque laissent de si loin derrière elles ses productions antérieures, nous le devrions à la traduction de Florio. C’est elle qui lui aurait vraiment révélé les civilisations anciennes qu’une culture trop superficielle ne lui avait permis que d’entrevoir jusqu’alors. Ressuscitées par la baguette magique de Montaigne, elles lui seraient apparues dans toute leur richesse ; et il serait entré en contact direct, presque en relation personnelle avec tant de héros dont l’histoire a immortalisé les hauts faits ; il aurait appris à pénétrer et comme à revivre tant de doctrines philosophiques qui lui ont ouvert en tous sens des horizons infinis sur la valeur et sur la portée de la vie humaine. Quelque flatteuses que puissent être