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appropriés, allant du pontife de Rome à une prostituée et d’un philosophe stoïque à un vil bouffon, quelle vaste galerie de portraits nous aurions eue ! » On trouvait dans les Essais de quoi animer un monde de personnages dramatiques, il était naturel que des poètes fussent tentés d’y puiser. Quel amas d’opinions de philosophes, de croyances variées, de coutumes surprenantes, d’anecdotes, de remarques sur la vie de chaque jour ! Montaigne ne fournit pas des intrigues, des aventures aux tragiques dénouemens qui donnent le frisson, comme un Bandello en propose à Shakspeare, mais il enseigne à bâtir et à faire vivre des personnages. Marston nous présente un bouffon qui a si bien étouffé en lui la nature sous la constante attitude de la plaisanterie, que, condamné à mort, il plaisante encore au moment de l’exécution : « Je vous en prie, dit-il à son bourreau, ne me conduisez point à l’échafaud par Cheapside, je dois de l’argent à maître Burnish, le maréchal, et je tremble qu’il ne mette un huissier à mes trousses. » Ce bouffon-là vient de Montaigne en ligne directe. Les sentimens en matière de sincérité politique qui animent un des personnages de la Sophonisba sont précisément, et exprimés dans les mêmes termes, ceux dont Montaigne fait profession dans son essai De l’honneste et de l’utile, car il était naturel que l’auteur qui se peint si complaisamment dans son œuvre servit de modèle plus encore que les silhouettes qu’il trace çà et là. Dans la comédie The Fawne, les conseils du Duc Hercule au mari trompé sont encore tout inspirés des conseils de Montaigne, directement imités de la sagesse dont, à ce qu’il nous assure, il aurait fait preuve en pareilles circonstances.

Ces emprunts, que des ressemblances verbales nous révèlent, permettent de supposer beaucoup d’autres suggestions plus discrètes, et il est bien probable que non seulement Marston et Webster, mais encore d’autres poètes de leur groupe ont lu les Essais avec un intérêt très particulier, et ont enrichi leurs créations de l’expérience de Montaigne. On aimerait à penser que le maître du chœur est de ce nombre. Il est glorieux d’avoir inspiré Webster, le premier peut-être de cette illustre pléiade après Shakespeare et Ben Jonson[1], mais il le serait bien davantage d’avoir inspiré Shakspeare. L’hypothèse est permise. Dans l’une

  1. L’un des critiques les plus récens de Webster, M. Edmond Gosse, dans ses études sur le XVIIe siècle, voit dans la Duchesse de Malfi un chef-d’œuvre qui ne le cède qu’au Roi Lear.