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ans seulement après la publication de la traduction de Florio, dans le Volpone, Ben Jonson déclare que les auteurs de son temps pillent Montaigne à qui mieux mieux, et, voulant promettre un grand succès à l’italien Guarini, il augure à ses dépens un pillage semblable à celui dont Montaigne est l’objet.

C’est que, dans ce temps épris de l’antiquité, Montaigne avait au plus haut point le mérite d’être tout pénétré des leçons des anciens. Ses Essais étaient remplis de leurs enseignemens, d’anecdotes, de bons mots que leurs œuvres nous ont transmis, de leur esprit surtout, et chez lui anecdotes, maximes, enseignemens étaient comme triés à l’usage d’un homme de la Renaissance, commentés aussi, expliqués, mis en valeur comme « en place marchande. » Il offrait comme un choix parmi tous les trésors de l’antiquité retrouvée, un choix qui se substituait fort avantageusement aux sources puisqu’il laissait tomber toutes les parures démodées et désormais inutilisables. C’était l’œuvre d’un homme avant tout occupé de problèmes pratiques, qui dégageait à l’usage de ses contemporains les enseignemens les plus solides que les anciens nous ont laissés touchant l’art à l’étude duquel ils se sont le plus passionnément attachés, l’art de « bien vivre et de bien mourir. » Pour un peuple dont on a toujours loué le sens pratique et que les problèmes de la morale ont toujours préoccupé, le livre de Montaigne ne pouvait manquer d’être d’un vif intérêt. Il présentait la plus vaste enquête sur l’homme qu’on eût encore entreprise, et l’expérience personnelle de l’auteur, très riche et très diligemment exploitée, s’ajoutait à une vaste information interprétée par un jugement d’une extrême prudence. Par surcroît, le style de Montaigne si imagé, si coloré, si riche en métaphores qui emplissent pour ainsi dire tous les sens à la fois, était singulièrement fait pour plaire aux hommes de la Renaissance anglaise, aux contemporains de Shakspeare et de Bacon.

La glorieuse originalité de la Renaissance anglaise réside incontestablement dans l’éblouissant épanouissement de son théâtre national. Presque soudainement a jailli de terre une magnifique floraison de drames tragiques et comiques, et la sève qui l’épanouissait était si vigoureuse que, pendant une soixantaine d’années (1580-1640), elle s’est incessamment renouvelée, produisant avec une prodigieuse puissance quelque deux mille œuvres parmi lesquelles se trouvent plusieurs des plus admirables