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put se répandre dans des cercles plus étendus. A nos yeux, c’est une médiocre traduction que celle de Florio : infidèle, fantaisiste, pleine de faux goût, atteinte jusque dans sa moelle par la contagion du bel esprit, de l’euphuïsme qui sévissait alors. Florio n’a rien de l’abnégation soumise que nous réclamons aujourd’hui des traducteurs. Il intervient sans cesse, il collabore avec son auteur, il ajoute un bout de phrase, corrige une expression, embellit partout le style, qui lui paraît toujours trop dépourvu d’ornemens. Il arrondit la période en la bourrant d’adjectifs, de verbes, d’adverbes, qui répètent d’autres adjectifs, d’autres verbes, d’autres adverbes, sans rien ajouter au sens. Le goût des épithètes va chez lui jusqu’à la manie, il lui en faut partout, et spécialement il est ravi par les adjectifs composés que, à l’exemple de notre Pléiade, les poètes anglais avaient mis à la mode. Quand Montaigne parle de « l’œil du soleil, » il traduit « l’œil tout-voyant (all-seeing) du soleil. » Il commente au moyen de périphrases les termes savans, explique à son public ce que c’est qu’ostracisme, que pétalisme, enchâsse dans les phrases de Montaigne des métaphores qui sentent le terroir anglais, des proverbes populaires que Montaigne n’a jamais connus. Mais qu’importent tant d’inexactitudes ? Florio n’écrivait pas pour des maîtres d’école appelés à examiner son œuvre à la loupe. Sa traduction était vivante, pleine d’animation, d’entrain, comme une œuvre originale, allégée de toutes les lourdeurs d’un pédantisme scrupuleux. Ses défauts qui nous choquent le plus étaient alors comptés pour des qualités : ses proverbes, ses mots populaires, ses gloses rendaient les Essais plus accessibles à des Anglais. D’un livre étranger ils faisaient un livre national, senti et goûté par les Anglais comme un de leurs livres à eux. Même ces insupportables amoncellemens d’adjectifs et ces redoublemens de termes oisifs flattaient le goût des contemporains. Par ses infidélités mêmes Florio a servi la mémoire de Montaigne : il l’a fait lire. Vite, nous dit M. Sidney Lee, son nom devint un des mots domestiques (a household word) dans l’Angleterre d’alors, presque aussi rapidement qu’il devenait en France l’idole du monde éclairé. De toutes les traductions d’ouvrages profanes publiées au siècle d’Elisabeth, seule, dit M. Saintsbury, la traduction de Plutarque par North peut prétendre à une influence comparable à celle du Montaigne de Florio. Dans une de ses pièces qui fut représentée en 1605, deux