Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait pas aller jusqu’à faire naître Montaigne en Angleterre, on a prétendu du moins qu’il avait eu des Anglais parmi ses ascendans. La loi si commode de l’atavisme, d’un coup de sa baguette de fée, éclairait tout le mystère. Avec elle, une goutte de sang suffit à tout expliquer, à concilier les contradictions, et à dispenser de longues et pénibles recherches. Montaigne n’avait- il pas écrit quelque part que la nation anglaise est « une nation à laquelle ceux de son quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu’il reste encore en sa maison aucunes traces de leur ancien cousinage ? »

N’y avait-il pas là de quoi persuader les plus exigeans ? Malheureusement on a recherché les ancêtres de Montaigne, et si l’on a pu reconnaître dans ses veines un sang assez mêlé, jusqu’à du sang de juifs portugais, on n’y a pas pu découvrir la moindre goutte de sang anglais. Chassés de leurs positions, les critiques se sont alors rejetés des explications physiologiques aux explications psychologiques, qui ont l’avantage d’échapper un peu plus au contrôle des faits et de laisser plus de place aux fantaisies individuelles, et ils ont affirmé qu’à défaut de sang anglo-saxon, Montaigne avait du moins le caractère anglo-saxon. : Je le veux bien, mais encore faudrait-il nous montrer en quoi Montaigne est Anglo-Saxon. Chacun définissant à sa manière le caractère anglo-saxon, et d’autre part l’âme très complexe de Montaigne se prêtant à des interprétations variées, il est par trop aisé de profiter de tant d’obscurité. M. Saintsbury, il est vrai, a cherché à préciser un peu, mais son essai de précision n’est pas parfaitement convaincant. On connaît l’anecdote si diversement interprétée qui nous montre Montaigne, au moment de quitter la mairie de Bordeaux, renonçant à venir en personne dans la ville remettre ses pouvoirs aux jurats, afin de ne pas s’exposer tout à fait inutilement à la contagion de la peste. Conformément à une tradition dont l’inexactitude est depuis longtemps reconnue, M. Saintsbury voit là un acte de bas égoïsme, de cynique lâcheté, et, comme il rencontre plusieurs aventures d’un égoïsme non moins lâche dans l’histoire de l’Angleterre au XVIIe siècle, voilà démontrée pour lui l’identité du caractère de Montaigne avec le caractère anglais.

Si nous voulons savoir par quelles qualités Montaigne a conquis le public anglo-saxon et s’est attiré tant d’hommages, il sera prudent peut-être de renoncer à ces interprétations fantaisistes.