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a éveillé de nombreux échos en Angleterre, ni Ronsard dont M. Sidney Lee nous a montré l’influence sur les poètes de l’époque d’Elisabeth, ni Pascal qui a eu ses fervens au delà de la Manche. Je ne méconnais pas non plus l’action d’un Boileau sur Pope et sur ses amis, celle d’un Corneille, d’un Racine ou d’un Molière sur les Dryden, les Congreeve, les Wicherley. Ces hommes-là ont imposé leur idéal esthétique aux classiques de l’Angleterre, et les œuvres les plus illustres de l’époque plongent par leurs racines dans la littérature française. Elles s’expliquent par les modèles français qui fascinaient l’imagination de leurs auteurs. Mais Boileau ne proposait à ses disciples que des formules d’art, et on ne lui empruntait guère qu’une esthétique. Montaigne, au contraire, s’insinuait au plus profond de l’âme, il inspirait des principes de pensée et d’action, contrôlait en chacun les raisons de croire et d’agir et aspirait à gouverner jusqu’aux moindres détails de la conduite. Ce n’est pas tout : l’influence de la plupart de nos écrivains a été très passagère. Une génération s’est éprise d’eux, mais, elle passée, leurs œuvres sont tombées dans l’oubli. Les classiques disparus, Boileau a cessé de déterminer l’esthétique des genres, et un idéal nouveau s’est substitué à celui qu’il avait inspiré. Montaigne, au contraire, semble avoir été lu, étudié, imité bien au delà du temps où l’esthétique de la Renaissance a prévalu, à toutes les époques, par des écrivains de tempérament et d’esprit très différens. Il a eu l’honneur de devenir l’un des classiques de l’Angleterre.

D’où donc a pu lui venir cette faveur particulière et par quelles vertus s’est-il acquis cette place exceptionnelle ? Il serait piquant de le démêler. Les critiques anglais ont bien reconnu le fait. Déjà Bayle Saint John, dans son ouvrage sur Montaigne paru en 1857, avouait qu’aucun écrivain français n’avait eu autant d’influence sur la littérature anglaise, et une foule de comptes rendus dans des revues et des journaux approuvaient et corroboraient cette assertion. Mais s’il s’agit de l’expliquer, plutôt que de se livrer à de minutieuses enquêtes, on trouve plus simple de recourir à des hypothèses aventureuses. La plus élémentaire, celle qui donnait satisfaction à la loi du moindre effort, en même temps qu’à l’amour-propre anglo-saxon, n’était-elle pas de supposer que Montaigne était Anglo-Saxon, que les Anglo-Saxons avaient retrouvé en lui l’un des leurs ? On n’a pas manqué de la formuler, ou, si l’on ne