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de son réséda, plus enivrante que jamais. Je lui dis : Va-t’en ! Elle me jette un sourire qui m’aveugle, elle me jette une fleur qui me terrasse, elle m’empoigne, et alors, va te promener. Il n’y a plus d’homme, il n’y a plus qu’un amoureux absolument emporté. Je laisse tout, je ne vais plus à la boutique, je ne réponds plus aux lettres, je ne vois plus ce qui se passe, je n’écoute plus ce qu’on me dit. Je reste à écouter mon enchanteresse qui n’a jamais fini son conte, et, si je prends la plume, c’est pour verser ce qu’elle m’a mis en tête sur le dos de mes papiers les plus pressans. Vous ne pouvez imaginer la puissance de ce sortilège. Je suis endiablé, il faut un exorcisme pour me tirer de là. Tourmenté par ma conscience, vaincu par ma passion, je réponds : On y va ! et je demeure. Votre voix a eu la puissance de troubler le charme, non de le rompre. Voilà. Est-ce assez fou ? Si nous avions le temps de causer, je vous ferais rire de pitié en vous disant les affaires, les voyages, les études que ces attaques, c’est bien le mot, m’ont fait manquer. Si vous me demandez ce qui est sorti du long accès que je viens de subir, rien du tout. J’ai construit dans ma tête des machines littéraires qui resteront inachevées ; c’était bien la peine ! En toute ma vie, je n’ai su faire au bon Dieu qu’un seul sacrifice, celui de la littérature, et je l’ai mal fait.

Je reviens à nos histoires. Vous m’avez demandé si vous pouvez écrire à ma sœur. Assurément, vous lui ferez plaisir. C’est une personne qui ne vous déplairait pas et à qui vous plairiez, quoique à l’opposé de vous. Elle est très bonne, très femme, très austère, presque terrible, passionnée de réserve, douée d’un esprit au fourreau qui en sort soudain comme une épée à couper son homme en deux du premier coup. Une de ses nièces disait : « Chez ma tante, il n’y a pas d’opinions, tout est principe. » Dieu semble l’avoir mise au monde pour prouver qu’il peut aussi créer des anges de fer. Avec cela, aimable et aimée au possible. Elle est née aïeule, et elle reste jeune fille à cinquante ans. Elle a été très belle, et elle a su n’inspirer que des passions de respect. C’est Minerve, mais chrétienne. Si elle avait dû comparaître devant Paris, elle serait venue avec son casque, sa cuirasse et sa lance, elle aurait cloué le berger et bâtonné les deux autres déesses, dès qu’elle les aurait vues en costume de cour. Pour terminer son portrait, elle a des amies, et vous en seriez. C’est par elle que la Mère François a terminé ses créations artistiques