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Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n’ai pas d’avenir et je n’ai pas de toit ;
J’ai peur de la maison, de l’heure et de l’année
Où je devrai souffrir de toi.
Même quand je te vois dans l’air qui m’environne,
Quand tu semblés meilleur que mon cœur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m’abandonne,
Car rien qu’en vivant tu t’en vas !...


Que la tendresse est, ici, attentive ! et qu’elle est alarmée ! L’on y perçoit un frémissement d’inquiétude. Pourquoi frissonne-t-elle ? Ah ! c’est à cause des minutes qui éparpillent la vie en poussière de néant ; c’est à cause de la mort méticuleuse qui, avant de nous tuer, détruit les fragiles élémens de nos pensées et, continuellement, détruit le temps, notre durée. Sœur de la mort et son avant-courrière, la futilité habite en nous, en nos amours, comme habite une fleur un insecte caché qui la dévore ou, mieux, comme habite ici-bas toutes choses leur prochaine corruption. L’ancien emblème de l’amour et de la mort, jumeaux sourians et tragiques, se modifie : l’on ne voit plus qu’un personnage, et qui est l’amour et la mort ensemble, indiscernables, androgyne double et singulier.

Tout le livre des Passions, livre d’amour, est un livre de mort. L’auteur du Cœur innombrable ignorait l’échéance finale, — finale et, il vaut mieux dire, incessante ; — il avait une sorte d’imprudente sécurité ; il célébrait l’éternité à laquelle il était crédule. Mais il dit maintenant :


Qu’ai-je à faire de vous qui êtes éphémère,
Trop douce matinée ?...


Quelle adorable phrase, où la cadence des mots est comme un geste de dépit ; le son des mots indique le regret ; leur coquetterie est la parure mortuaire de la matinée !... Si vous songez à la mort, vous mépriserez la vie, de n’être pas éternelle ; ou bien vous l’aimerez davantage, d’être composée d’instans si précieux : vous aimerez, disait Alfred de Vigny, ce que jamais on ne verra deux fois. Une tendresse déçue et qui a pitié d’elle-même ; et qui, de se savoir promise à la mort, est plus grave, plus recueillie et plus rêveuse ; et qui épargne son bonheur ; et qui, le gaspillant, connaît sa prodigalité ; et qui souvent goûte la joie amère de badiner avec tant de misère, la joie orgueilleuse d’unir à l’incident qui la désole tout le mortel univers : voilà le sentiment que chante le livre des Passions.


Je ne peux plus savoir...
Si c’est vous ou si c’est l’univers qui me manque.