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donnent carrière à la contradiction. C’est cependant le contraire qui est vrai et ce qui autorise à établir en principe que les Mémoires, quelle que soit l’autorité de leur auteur, doivent être lus avec une certaine défiance et qu’il convient, avant d’accepter leurs dires, de rechercher les mobiles auxquels a obéi le narrateur en évoquant ses souvenirs. Il n’est pas de plus sûr moyen de s’assurer de leur exactitude, non, certes, que, même lorsque ces récits ont été entrepris pour un but de défense et de réhabilitation personnelles, la vérité leur fasse toujours défaut, mais parce qu’il faut admettre que le désir de se défendre ou de se réhabiliter peut entraîner l’auteur à la dissimuler ou tout au moins à l’atténuer, soit volontairement, soit sans qu’il s’en doute. Il arrive souvent que le plus loyal cherche à se grandir, à donner au rôle qu’il a rempli plus d’importance qu’il n’en a eu dans la réalité.

Il faut compter encore avec les défaillances de la mémoire. C’est presque toujours au déclin de l’âge qu’on écrit ses souvenirs, alors que l’oubli a passé sur une foule de circonstances accessoires, qu’il eût été cependant utile de rappeler pour rendre aux événemens leur véritable caractère. Souvent aussi le mémorialiste subit rétrospectivement un besoin de vengeance ou de représailles contre les hommes qui furent ses adversaires au cours des luttes dont il veut conserver les péripéties à la postérité. Il lui devient, dès lors, difficile d’être rigoureusement véridique ou de rester impartial, Saint-Simon, le plus illustre des mémorialistes, nous donne, à cet égard, la preuve que la conscience la plus droite peut s’égarer sous l’empire de griefs inoubliés et, tout en admirant les tableaux prestigieux qu’en un style sans égal, il a tracés de la Cour de Louis XIV, comme des hommes et des choses parmi lesquels il a vécu, nous ne pouvons nous défendre de la crainte d’être trompés par ses affirmations si souvent inexactes et d’être entraînés, malgré nous, par le charme qui se dégage de ses récits, à devenir ses dupes.

Au surplus, et quelle que soit la valeur de ces raisonnemens, il est certain que dans la masse de Mémoires que les hommes ont écrits depuis tant de siècles, il en est bien peu qui, soumis à un contrôle sévère, pourraient y résister, et je parle de ceux-là mêmes auxquels nous attachons le plus de prix, en raison de la place que, de son vivant, a tenue l’auteur. Mémoires politiques, Mémoires militaires, Mémoires religieux, il n’en est guère qui