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des mois avant de donner sa réponse. Et puis surtout, d’après ce que raconte le grand-duc, Bismarck s’est trouvé offensé, d’une manière tout à fait puérile, de ce que l’Empereur eut accordé l’ordre de l’Aigle Noir à l’un de ses collègues qu’il détestait, le ministre d’État Bœtticher. En résumé, la déchirure ne pouvait absolument pas être recousue. Quant à ce qui est de la personne du jeune Guillaume, là-dessus le grand-duc m’a énoncé des jugemens pleins des plus belles espérances. Il m’a vanté l’adresse déployée par l’Empereur à se créer une entente parfaite avec les autres grands princes au moyen de relations personnelles avec eux. Le susdit Guillaume aurait même une affection toute particulière pour l’empereur François-Joseph, et qui, jusqu’à un certain point, se trouverait payée de retour.


Une autre fois, Freytag décrit à Mme Strakosch l’agitation et la colère de l’ex-chancelier : « Bismarck se démène dans son château, et est sur le point de recourir aux journaux pour épancher sa mauvaise humeur, trop longtemps contenue. Un visiteur l’ayant félicité de l’adieu vraiment grandiose que lui avaient organisé les Berlinois, il a répondu : Oui, c’était très beau, un superbe enterrement de première classe ! Lorsqu’il a remis à l’Empereur un mémoire de vingt feuilles demandant son congé, il l’a fait avec la conviction que l’Empereur allait lui renvoyer aussitôt le papier et le supplier de rester près de lui ; sa déception a été énorme, quand il a vu sa prétendue requête acceptée sur-le-champ... Il se plaint devant tout le monde, se représente comme la victime d’un traitement affreux, menace de poursuivre son action politique comme député au Reichstag, voire comme journaliste. Et cependant il est sûr que l’Empereur lui a rendu, sans le savoir, le plus grand service qui pouvait lui être rendu : il l’a empêché de laisser voir trop clairement, devant le Reichstag et devant le monde entier, qu’il était devenu vieux et incapable de saisir désormais tous les divers côtés d’un problème. Mais lui, Bismarck, qui ne comprend pas du tout ce précieux privilège de pouvoir achever sa carrière sans déchéance, court à présent le danger de révéler spontanément aux hommes toutes ses faiblesses : son besoin de domination, sa rancune aveugle contre tous ceux qui gênent son ambition, son égoïsme sans mesure, et son manque de noblesse intérieure. Ce malheureux va, de son gré, se rapetisser dans ses vieux jours, gâter misérablement la grande image qu’il laissait de soi à la postérité. » — (Et comment ne point songer à la triste manière dont l’auteur de ce jugement, vers le même temps, était en train, lui aussi, de « se rapetisser dans ses vieux jours ! »)


Mais bien plus encore que ces « indiscrétions » rapportées par