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séditieuse ? Ils exaltaient la souveraine beauté de la paix, flétrissaient, sous le nom d’homicide, toutes les effusions du sang humain : n’étaient-ils pas amenés à protester contre des meurtres nécessaires, celui du coupable condamné par les justes lois ou celui des ennemis de la patrie ? Ils érigeaient la pauvreté en vertu, faisaient de la richesse une tare, presque un crime, conviaient petits et puissans à une communion fraternelle dans le dépouillement et l’humilité : ne risquaient-ils pas d’ébranler les hiérarchies du rang ou de la fortune, vieilles et nécessaires assises de la cité romaine ? Peut-être, parmi leurs disciples, plus d’un entendait-il dans un sens matériel et immédiat ces préceptes de haute spiritualité : à plus forte raison les gouvernans devaient s’y tromper. Mystiques et révolutionnaires parlent souvent le même langage : il est naturel que les hommes d’Etat romains, qui comprenaient mal et goûtaient peu le mysticisme, l’aient confondu avec la révolution, et traqué comme tel.

Il nous semble cependant que ces erreurs d’interprétation, qui ont dû être réelles et fréquentes, ne suffisent pas pour rendre compte des mesures persécutrices. Car enfin, l’époque où la morale chrétienne a affirmé avec la plus âpre intransigeance sa réprobation du siècle, où elle a pu par conséquent paraître suspecte de tendances anarchiques, est aussi celle où elle a été, nous ne dirons pas tolérée, mais ignorée par l’autorité officielle. Lorsque celle-ci a poursuivi les chrétiens d’une façon générale et suivie, ils ne professaient plus dans toute leur force ces principes compromettans dont nous rappelions tout à l’heure la contradiction flagrante avec ceux de la société profane, — ou tout au moins ils ne les pratiquaient pas. Leur genre de vie devait bannir, même chez les plus timides conservateurs, les craintes qu’à la rigueur quelques parties de leur doctrine pouvaient autoriser. Il est possible que les prémisses de leur enseignement, entendues en un certain sens, entraînassent comme corollaires logiques la désobéissance aux lois, le refus du service militaire, le partage des biens : mais, en fait, ils n’étaient ni rebelles, ni réfractaires[1], ni communistes, et il aurait fallu

  1. Insistons un peu sur ce point, plus controversé que les autres. Il y avait des chrétiens dans l’armée romaine, et ceux qui refusaient d’y rester ne protestaient que contre les cérémonies païennes auxquelles on les forçait de prendre part, non contre le service militaire pris en lui-même. Tertullien dit aux païens : « Nous naviguons avec vous, nous combattons, cultivons, commerçons avec vous ; » et il est bien difficile de voir dans ce militamus, comme l’insinue M. Bouché-Leclercq, une simple métaphore relative au « combat » des chrétiens contre les démons : tout le contexte affirme que le mot doit être pris dans son sens propre...