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dernière, sur la menace d’un procès, j’ai pu vaincre l’indomptable inertie de nos braves Normands, et faire achever les très simples travaux dont je dois vous avoir parlé. C’est fait ! à peu près comme je l’avais voulu ; et me voilà un gîte assuré auprès de Lui, sous cette pierre qui, jusqu’au jour du dernier jugement, ne se lèvera plus qu’une fois. Laissons cela.

Taine... Je vous parlais de Taine tout à l’heure, mon cher ami. Vous me parlez de lui, vous aussi, dans votre bonne lettre. Et je suis bien content de vous avoir recommandé sa correspondance. Si vous avez admiré le premier volume, vous admirerez bien plus encore le second. Vous y trouverez justement ce qui vous a paru, très justement aussi, manquer à l’autre, l’apaisement de l’esprit, la modération dans les jugemens, une psychologie plus claire, une moins amère philosophie, des vues plus hautes vers ces régions de l’au-delà où nous attirent malgré nous, vous et moi, nos imaginations inquiètes. Oui, mon ami, je dis avec vous : Quel charme ! Quelle puissance de penser et d’écrire ! quel écrivain ! quel artiste !... Et quand vous aurez lu, comme je viens de le faire, la plume à la main, son grand ouvrage, vous direz aussi, comme moi : Quel historien ! quel politique ! quel prophète ! Et comme il a vu clairement, — dans les sophistes, les histrions, les coquins faméliques, les pédans gonflés d’orgueil, les malfaiteurs sanguinaires d’il y a cent ans, — les malfaiteurs, les pédans, les histrions et les misérables sophistes d’aujourd’hui ! Quand je pense à tout cela, je voudrais, si triste que soit la vie, la recommencer, avoir trente ans, et savoir parler et écrire. Mais au fait, à quoi bon écrire et parler, puisque des hommes tels que Taine n’ont pas su se faire lire ni entendre par ce peuple imbécile. Comme je suis fier que ce grand penseur ait été un peu mon ami, qu’il se soit fait le champion de ma candidature académique, et qu’il ait bien voulu être mon parrain le jour où j’ai étalé ma queue de dindon sous la coupole ! Laissons encore cela.

Vous voulez savoir comment je me porte ? J’aurais dû me borner à vous le dire. La bête (celle qui porte l’autre) est un peu moins poussive, chétive et rétive qu’elle ne l’était il y a trois mois. Je mange, — ou je broute avec moins d’indolence, et je digère, — ou je rumine avec moins de lenteur ma provende. Mais les nuits sont toujours bien longues, bien lourdes ou bien agitées ; tantôt traversées par des insomnies lamentables, tantôt