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metteur en scène et peut-être le dernier des romantiques, avait laissé croire qu’il avait emporté la ville à la suite d’un sanglant assaut : on a su depuis qu’il en avait obtenu la reddition, non pas par la force des armes, mais par celle de la diplomatie. C’est un mérite sans doute, mais qui émeut moins profondément l’opinion. Si le roi Nicolas avait vaincu en combattant, il aurait suscité un plus vif intérêt : puisqu’il avait simplement négocié, on pouvait négocier pour l’amener à une renonciation que l’Europe jugeait nécessaire. L’Europe, en effet, avait pris une résolution ferme : elle avait décidé que Scutari appartiendrait à l’Albanie et l’occupation de la ville par les Monténégrins n’était pas de nature à lui faire changer d’avis. Le lendemain comme la veille, sa volonté restait la même : on se demandait seulement comment elle procéderait, en cas de résistance, pour en assurer l’exécution. Quand nous disons l’Europe, nous entendons parler des gouvernemens, car l’opinion était très divisée. En Autriche même, dans les parties slaves de l’Empire, elle était pour le Monténégro, et ce sentiment devenait encore plus général à mesure qu’on allait de l’Est à l’Ouest. Il y a presque partout une inclination naturelle à donner raison au faible contre le fort, sans même examiner si le fort n’a pas raison et si le faible n’a pas tort. Cela arrive pourtant quelquefois. Mais peu importe : le faible est sympathique, surtout lorsqu’il fait preuve d’audace et de courage, et il faut qu’un intérêt contraire bien évident vienne combattre cette tendance d’aspect généreux pour que l’opinion ne s’y abandonne pas. Les gouvernemens raisonnent autrement, parce qu’ils voient les choses de plus haut dans leur ensemble et de plus loin dans leurs conséquences, et c’est au point de vue des conséquences qu’aurait l’occupation de Scutari par le Monténégro, si elle était maintenue, qu’ils se sont placés. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire : — Eh quoi ! nous ferions la guerre pour empêcher le Monténégro de conserver Scutari ? — Mais c’est justement pour n’avoir pas la guerre, qu’il fallait empêcher que le Monténégro conservât Scutari.

L’Autriche, en effet, était résolue à user de la force pour obliger le Monténégro à abandonner sa proie et, si elle en usait, il était à peu près impossible de prévoir avec certitude quels contre-coups se produiraient. Sans doute, toute l’Europe était d’accord contre l’occupation prolongée de Scutari par l’armée monténégrine, mais elle se divisait sur les procédés à employer pour assurer ce résultat. Si l’Autriche était pour l’action militaire, d’autres continuaient de croire qu’on atteindrait le but par des moyens diplomatiques, avec des risques