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au peuple, tous suspects, tous complices ! Il faut brûler les livres d’Erasme, comme ceux de Luther, extirper toute culture pour détruire le schisme. — De ces clameurs furieuses qui montent plus pressantes, plus hostiles, comment le grand érudit ne serait-il pas troublé ? Et quel meilleur moyen de défendre les Lettres que de séparer leur cause, en se séparant lui-même de la cause de Luther ? Rien donc de commun entre Wittenberg et Bâle. Aux théologiens de Louvain ou de Cologne, Érasme dénoncera les confusions injustes qui s’accréditent. Il met en garde ses protecteurs et ses amis. Il écrit à Wolsey. Il détourne Reuchlin d’entrer dans le parti ; on ne doit point laisser croire que le mouvement nouveau est la suite de sa querelle. Léon X lui-même, bien placé cependant pour discerner les deux Réformes, est prévenu. On comprend qu’Erasme fasse tout, pour que la haine qui s’attache à Luther ne retombe point sur les Lettres. En défendant son orthodoxie, c’est du même coup l’orthodoxie de la Renaissance chrétienne qu’il justifie.

Sentimens intimes, horreur des violences, conceptions réformistes, culture intellectuelle, c’est tout cela qui oppose Érasme à Luther, et enfin, bien plus encore, c’est sa vie même, brisée, broyée, avec ses espoirs les plus nobles, et dont il ne pardonnera point à son grand ennemi le douloureux écroulement. Oh ! ce rêve d’une Europe, d’une Église pacifiée dans le progrès de la raison, de la liberté, de l’amour ! De 1516 à 1520, il semble que l’humanisme le touche du doigt. Après les grandes secousses des premières années, le siècle se repose. Un pape « débonnaire » et lettré, de jeunes princes amoureux d’art, de plaisirs et de fêtes, une diplomatie habile et heureuse qui ajuste leurs différends dans les trames de ses intrigues et de leurs alliances, la Renaissance partout acclamée et triomphante : le présent est si plein de promesses ! Poussé vers les conquêtes de l’esprit ou les découvertes des continens, saisi de la douceur de vivre ou de la volupté de savoir, le monde est désormais à l’abri des commotions. La Salente nouvelle ne doit plus connaître d’autres débats que les discussions savantes ou polies, les jeux des cours d’amour ou des cénacles, les disputes théâtrales et futiles qui charment les heures. Apollon calmera toujours les caprices d’Éole. — La trêve a été courte. En 1519, l’élection à l’Empire réveille les querelles des princes. Mais qu’est cela, auprès de la guerre des dogmes ? Voici bien l’explosion qu’Érasme