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ne persuadèrent-elles pas Mme Feldmann ; mais les souvenirs l’attendrirent. Elle s’assit de nouveau, donna son assentiment à certaines affirmations de l’amiral ; et elle finit par dire :

— Assurément, s’il a fait une chose pareille, c’est qu’il est devenu fou.

Puis, se tournant vers moi :

— Je voudrais, ajouta-t-elle, que M. Lombroso, votre beau-père, fût ici. Voilà l’homme qui pourrait me donner un conseil.

Délivré de mon inquiétude au sujet des perles, j’énonçai quelques réflexions, le mieux que je pus, sur les formes de la folie.

— Est-ce que vous vous entendez à ces questions-là ? me dit-elle alors.

— Non, répondis-je. Mais ma femme est médecin et elle s’y entend à merveille. Vous devriez causer avec elle.

Nous continuâmes à parler de choses diverses avec plus de calme, tandis que je me demandais à moi-même si cette femme disait la vérité, quand elle affirmait que le divorce briserait à l’improviste une vie commune qui avait duré de longues années sans nuages d’aucune sorte. Si c’était vrai, l’aventure était réellement bien extraordinaire ! Enfin, lorsque Mme Feldmann parut tout à fait tranquillisée, nous nous retirâmes.

Il était presque minuit. Je descendis sur l’autre pont, afin de voir si Alverighi, Cavalcanti et Rosetti y étaient encore. Mais le pont était désert. Nous étions restés presque une heure à causer avec Mme Feldmann, et en une heure la discussion ou, pour mieux dire, la dissertation d’Alverighi devait avoir pris fin. Je m’appuyai, un instant, sur le bordage, levai les yeux vers la voûte étoilée. Et voilà que pour la première fois, au fond des ténèbres nocturnes, j’aperçus, brillante et comme silencieusement souriante, la Grande Ourse qui réapparaissait à mes yeux comme un vieil ami que l’on n’attend pas. J’eus un frisson de joie : il me sembla que cette belle constellation de l’hémisphère boréal venait me donner des nouvelles de mes parens, de mes amis, des personnes et des choses qui m’étaient chères, de ma patrie qui s’approchait, de ce vieux monde méditerranéen sur lequel elle scintillait depuis l’éternité et dont le prolixe Alverighi avait dit tant de mal.


GUGLIELMO FERRERO.