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de Requiem. La voici, cette lettre, exactement traduite d’après l’une des plus anciennes copies qu’on en ait publiées :


Très aimé Seigneur, Je voudrais suivre votre conseil : mais comment y parvenir ? J’ai la tête brisée, je ne puis plus réfléchir qu’à grand’peine, et je n’arrive pas à m’enlever des yeux l’image de cet inconnu[1]. Je le vois sans arrêt, il me sollicite, me presse, et impatiemment me réclame son travail. Et aussi continué-je de m’y livrer, parce que la composition m’est encore moins fatigante que le repos. Au reste, je n’ai plus à trembler. Je le sens bien à ce que j’éprouve, que déjà l’heure sonne ; me voici au seuil de la mort ; j’ai achevé ma vie avant d’avoir joui de mon talent. Et pourtant la vie était si belle, ma carrière s’ouvrait sous des auspices si heureux ! Mais personne ne saurait changer sa destinée. Personne n’est libre de mesurer ses propres jours ; force est donc de se résigner ; il en sera ce qui plaira à la Providence. En tout cas, je suis en train de terminer mon chant funèbre ; je ne dois pas le laisser inachevé.


Inutile d’ajouter que le texte de cette lettre a désormais disparu, non moins mystérieusement qu’il avait naguère surgi, un beau jour, dans la presse musicale. On nous dit bien que ce texte original a été vu par Kœchel, vénérable naturaliste autrichien dont le Catalogue de l’œuvre de Mozart atteste une naïveté et une incompétence prodigieuses en matière de graphologie. Mais ne sait-on pas qu’il y a eu, après la mort de Mozart, deux ou trois personnes qui se sont fait proprement un métier de contrefaire, avec une adresse surprenante, l’écriture du maître ? Ne se rappelle-t-on pas que la partition manuscrite du Requiem a été complétée par Sussmaier, l’élève de Mozart, — pour le compte de la veuve de celui-ci, — d’une main si parfaitement pareille à celle du maître que non seulement le riche gentilhomme qui avait commandé cette messe funèbre, mais aussi, après lui, les « mozartologues » les plus autorisés ont cru longtemps avoir sous les yeux une œuvre authentique, dûment achevée, de l’auteur de Don Juan ? Et ne devine-t-on pas l’intérêt qu’avait précisément la veuve de Mozart à pouvoir appuyer sur un document de l’espèce de la lettre ci-dessus la légende qu’elle a créée et soutenue toute sa vie, avec un aplomb extraordinaire : la légende d’un Requiem entièrement terminé par son mari, — tandis que ce dernier n’en avait composé, en réalité, que le grand chœur initial, et puis avait dû se borner à

  1. C’est-à-dire de ce serviteur du comte de Walsegg qui, en juillet 1791, sans vouloir révéler son propre nom ni celui de son maître, était venu commander à Mozart une messe de Requiem, — que le susdit seigneur autrichien se proposait de faire exécuter ensuite dans sa chapelle en la donnant pour une de ses propres compositions musicales.