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homme. Et au contraire, je me sentais devenir stupide. Pendant trois ans, figurez-vous, je n’ai pas osé tirer de leur caisse les livres qui avaient été les délices de ma jeunesse. Que de fois je me suis mordu les mains ! que de fois j’ai pleuré désespérément dans mon lit, en maudissant l’Amérique ! Un jour, je pensais à me suicider ; un autre jour, à me rembarquer pour l’Europe. Je ne pouvais plus regarder les affiches des paquebots en partance sans que ces affiches me brûlassent les yeux. Si je ne revins pas, ce fut par orgueil : je m’étais trop vanté de mon projet...

Il fit une pause. Rosetti dit que beaucoup de gens ont triomphé en Amérique parce que, à l’heure du désespoir, ils n’ont pas eu le moyen de s’en échapper ; et Cavalcanti ajouta que, dans toutes les entreprises, la nécessité fait plus de héros que la nature.

Tandis qu’ils parlaient, je vis sortir de la cabine et passer devant nous, presque en courant, la femme de chambre de Mme Feldmann.

— Enfin, reprit Alverighi, lorsque je fus docteur en droit, j’entrai dans l’étude d’un avocat de Rosario, et je me mis à l’ingrat métier de la chicane. Ah ! si l’on m’avait dit cela, en Italie ! Combien je regrettais l’Europe, et quelles tristesses m’accablaient ! Ce fut alors que, peu à peu, timidement, je commençai à désirer la richesse, non pour elle-même, mais parce qu’elle était la seule voie ouverte par où je pusse me soustraire à ces humeurs moroses. En Argentine, quand on sait un métier dont le pays a besoin, on gagne beaucoup d’argent. Je travaillai sans repos ; au bout de deux ans, mon avocat se retira et me céda son étude à des conditions avantageuses ; en 1894, j’avais amassé déjà 30 000 piastres, et, comme tout le monde fait, j’achetai dans la province de Buenos-Aires un terrain, lequel me coûta 50 000 piastres. Une banque me prêta ce qui me manquait. A la fin, tout d’un coup, la fortune me dédommagea de tant d’amères souffrances. Précisément à cette époque, une petite plante aux feuilles d’or envahissait les plaines argentines. Vous rappelez-vous, Ferrero, ces immenses champs de luzerne, les plus beaux du monde, que nous avons traversés ensemble, en chemin de fer, pendant des centaines de kilomètres ? Les Champs Elysées du monde moderne : les champs de l’immortalité, où la vie renaît de la blessure même qui l’a tranchée ; où, une fois semé, l’alfalfa