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thème, et aussi à des effusions. C’est ainsi que Fouillée nie l’antithèse entre l’intelligence toujours désintéressée et la sensibilité toujours intéressée ; il ne croit pas que l’amour d’autrui soit un amour-propre déguisé, un égoïsme à plus haut prix ; il accorde qu’il est naturel d’aimer à aimer et qu’il y a du plaisir dans le dévouement, mais ce plaisir n’est pas la fin poursuivie. Le devoir d’ailleurs a besoin de la raison et du cœur. C’est le tort de Kant d’avoir trop sacrifié la réalité de la sensibilité ; sa morale, dit Fouillée, est à la fois « trop huguenote et trop prussienne. » Dans le christianisme, l’auteur trouve une merveilleuse compréhension de la force pratique et de la vérité théorique de l’amour, il voit dans le devoir d’aimer un principe philosophique admirable ; il critique cependant l’idée de la vindicte céleste. Il rêve d’une charité universelle. Un François d’Assise lui parait non seulement un chrétien, mais aussi « platonicien, leibnizien, philosophe. »

Qui commande cette moralité ? Pourquoi est-elle obligatoire ? Fouillée a voulu expliquer psychologiquement la moralité, et il reste un doute toujours possible : la pensée peut n’être pas sûre de sa valeur. Admettez la thèse psychologique ; accordez que l’idée d’être respecté rend respectable, que l’idée du droit crée le droit, que l’idée de moralité crée la morale. Il reste que l’idée de respect, de droit, de moralité n’ont d’autre existence que celle que leur donne ma pensée. Que répondre le jour où cette pensée élève un doute sur sa propre objectivité ? Fouillée répond par une thèse qui est l’une des plus originales de ses livres. Il ne croit pas que la moralité soit impérative, mais elle est désirable. Il a bien vu que, logiquement, sa philosophie ne pouvait pas aboutir à l’idée absolue d’une obligation et que toutes les idées-forces du monde n’ont pas fait l’univers encore bien moral : il conclut par un idéal persuasif. Ainsi le bien suprême ne se formule pas en loi. Je dois signifie seulement je veux, je veux l’univers idéal tel que je le pense, je veux devoir, j’accepte l’idéal parce qu’il est conforme à ma volonté de conscience. Nous déclarons nécessaire la réalisation de l’idéal suprême, mais c’est une nécessité purement morale ; nous attribuons à cet idéal par la pensée une possibilité, mais nous n’en savons rien, nous ne pouvons rien prouver. Toute la moralité repose donc sur une incertitude finale. Fouillée l’accepte ; bien plus, il fait de cette incertitude même la condition du désintéressement.