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— Malheureusement cette histoire serait un peu longue à conter, répondit Alverighi.

— Le loisir ne nous manque pas, reprit Cavalcanti.

Alverighi réfléchit quelques instans ; puis, haussant les épaules :

— Après tout, si cela vous amuse... Quand il vous plaira.

— Ce sera donc pour aujourd’hui même, dans la soirée, si vous le voulez bien.

Sur quoi, Alverighi se tourna vers Rosetti et dit :

— Venez donc, vous aussi, monsieur l’ingénieur. J’espère pouvoir vous annoncer que cette dernière tyrannie artistique de la vieille Europe, tyrannie que vous croyez impérissable ou peu s’en faut, est sur le point de finir. Que dis-je ? Elle est déjà presque finie. Des temps nouveaux sont en train de naître. Le monde est sur le point de trouver le bonheur dans la richesse et dans la liberté. C’est une découverte que j’ai faite cette nuit !


VII

Une heure après, Cavalcanti, Rosetti, Alverighi et moi, nous étions assis en cercle autour d’une petite table, sur le pont de promenade, dans l’espace vide que la paroi de fer laissait au milieu du navire, en se recourbant après la porte des cabines. Quelques boîtes de cigares étaient posées sur la table. La nuit était sans lune et chaude ; sous nos pieds, la masse métallique du Cordova frémissait sourdement ; près de nous, dans les ténèbres, l’Océan fendu par la proue grondait sans relâche, avec un bruit de cascade invisible. Alverighi alluma un gros havane, il appuya ses bras sur les accoudoirs de son fauteuil et se pencha un peu, comme pour se rapprocher de nous qui, allongés dans les nôtres, nous disposions à l’écouter sans prendre garde aux personnes qui, seules ou par couples, passaient devant nous.

— Je vous l’ai déjà dit, commença-t-il. Je suis né dans une famille d’ascètes. Mon père et ma mère (je ne puis penser à eux sans avoir le cœur serré, maintenant qu’ils sont morts et que, moi, je suis riche) avaient reçu tous les dons de Dieu, la beauté, la bonté, l’intelligence ; et néanmoins ils ont vécu leur vie entière dans l’obscurité et dans la gêne, lui enseignant rosa, la rose à des moutards, elle élevant plusieurs enfans destinés à continuer la tradition de la pauvreté et des études paternelles.