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Ce discours ne déplut point à Cavalcanti qui, toujours courtois, m’avait encouragé, tandis que je parlais, par des signes de tête et par des sourires. Au contraire, quand j’eus fini, Alverighi déclara franchement qu’il n’avait pas compris un mot de ce que j’avais dit. Rosetti, lui, me considéra quelques instans, pensif, et il répéta :

— Ainsi, il ne te suffit pas de vouloir une forme de beauté. Tu veux te retourner en arrière pour voir le bras et la force qui te poussent à vouloir...

Et il fit une pause ; puis il continua :

— Mais si cela n’était pas possible ? Si l’homme était constitué Par la nature ou par Dieu, — comme il te plaira, — de telle façon qu’il ne puisse en même temps sentir la poussée et se retourner en arrière pour voir le bras mystérieux qui le pousse, entendre la voix qui l’excite ? Si, au moment précis où l’homme se retourne, le bras cessait d’agir et la voix de parler ? Si l’homme, comme Orphée, ne pouvait ramener de l’Enfer son Eurydice et trouver le chemin qui conduit à la Vérité, à la Beauté, à la Vertu, qu’à la condition de ne jamais se retourner en arrière ?

Et il se tut, me regardant. Puis, comme j’allais lui répondre, il tira sa montre de sa poche.

— Il est presque minuit, dit-il. Le temps passe. Si nous allions nous coucher ? Nous reprendrons demain cette conversation... à supposer toutefois que ces longs discours ne vous ennuient pas trop... Il y a encore bien des choses à dire...


GUGLIELMO FERRERO.