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bonnes ? Il est clair, ce me semble, que là est toute la question, et la réponse décidera si c’était vous qui naguère aviez raison lorsque sous nos yeux, vous avez démoli le monde entier, morceau par morceau, ou si c’est moi qui ai raison à présent que j’essaie d’en relier ensemble les débris grâce à la volonté. Si les choses deviennent belles et bonnes par la seule raison que nous le voulons ainsi, vous aviez raison de dire que le spectacle du monde n’est que la lanterne magique des intérêts ; et il a raison aussi, ce cordonnier de la place Vendôme dont nous a parlé Alverighi ; et le Védantisme aussi a raison. La variété du monde n’est qu’une illusion. Donc, éteignons les lampes et allons nous coucher. Mais si la variété du monde est le sel de la vie, le principe du progrès, la source du bonheur, vous devez admettre que nos jugemens esthétiques et moraux ne peuvent être seulement l’effet de forces extrinsèques qui agissent sur notre passivité comme sur de la cire, à la façon des intérêts que vous avez énumérés l’autre jour, des règles conventionnelles, des limitations arbitraires, des préjugés de la mode, de la suggestion. Il faut que devant ces forces extérieures se dresse une force intérieure, incoercible, qui parfois seconde les forces extérieures, mais qui parfois leur résiste, comme l’ancre et l’amarre résistent aux mouvemens violens de la mer ; une force qui tantôt tombe d’accord avec les intérêts, les conventions et la mode pour déclarer qu’une chose est belle et bonne, et qui tantôt s’oppose à eux, se regimbe, s’insurge. Sans quoi, comment Apollon aurait-il pu nous engager à arrêter les Titans de fer ? Qu’est-ce que cette grande tragédie historique des machines, dont nous sommes témoins et qui nous a si fort occupés ces jours-ci, sinon un ardent conflit entre notre sentiment et un groupe de puissans intérêts extérieurs ? Pour créer l’abondance dans le monde, ces intérêts veulent nous faire admirer certaines choses et certaines actions, tandis que notre sentiment résiste, peut-être même parfois avec trop de véhémence, — par exemple, lorsque c’est ma femme qui parle, — parce qu’il juge ces choses laides et ces actions mauvaises. Donc l’acte de volonté ne suffit pas, et il faut que nous descendions jusqu’à cette profonde force intérieure qui donne l’impulsion à la volonté, qui lui fait désirer certaines choses et repousser certaines autres choses, si nous voulons déchirer le grand voile, connaître enfin l’âme éternelle de l’art.