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de lettres modernes, si on le compare à la modestie de jadis. Mais d’où naît cet orgueil ? Ne naît-il pas aussi de la solitude où ils travaillent affranchis de toutes lois ? Chaque artiste et chaque lettré, désormais, crée son œuvre selon les formules qu’il s’est choisies librement, presque sans maîtres ni modèles ni règles ; et, par suite, il se fait aisément illusion, surtout s’il réussit, d’être un Dieu qui a créé du néant un monde idéal, tandis que, trop souvent, il n’a fait que reproduire tant bien que mal de vieux modèles, en les gâtant. Bref, aucune époque n’a essayé tant de formules vieilles ou nouvelles de la beauté, pour enlaidir le monde. Car les époques où les modèles, parce qu’ils sont trop nombreux, se perdent ou se confondent, et, avec les modèles, les mesures précises et délicates du tragique, du comique, de l’épique, de la noblesse, de l’élégance, du faste, etc., ces époques ne goûtent plus que le difficile, le violent, le chatoyant, le massif, l’énorme, l’excentrique, l’étrange, le rare : — les drames qui donnent la chair de poule, les farces qui font rire à s’en décrocher les mâchoires, la littérature chargée d’érudition, les décorations scintillantes, les images contournées, les monumens qui ébahissent par leur masse ou par la richesse de leurs marbres. — Plusieurs d’entre nous ont ri en entendant annoncer que les temps approchent où New-York sera plus beau que Paris aux yeux de tout le monde. Mais prenez-y garde ! L’Amérique est plus riche que l’Europe ; elle peut, s’il lui plait, prodiguer de plus grands trésors pour construire de monstrueuses bâtisses, machinées et somptueuses comme la nouvelle gare de la Pensilvania Railroad, à New-York. Eh bien ! j’ai peur que les édifices de cette espèce ne deviennent pour notre époque sans modèles le comble de la beauté. Si les Américains allaient faire dans le monde moderne ce que déjà les Romains ont fait dans le monde antique ? Ceux-ci, à la fin n’ont-ils pas gâté les monumens de l’architecture par la masse, le poids et la richesse ? J’ai tort peut-être : à mon goût, une belle rose est plus belle que la plus belle orchidée. Mais les orchidées sont étranges et rares, et elles durent longtemps, tandis que les roses sont communes et ne vivent que quelques heures. Voilà pourquoi les orchidées sont beaucoup plus appréciées que les roses. La rareté, qui est un concept quantitatif, s’insinue dans le jugement porté sur la beauté, et, par conséquent, elle l’adultère et le fausse : car la beauté est qualité pure, comme vous l’avez dit l’autre soir,