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voler. Rien ne serait plus aisé que d’en fournir maintes preuves... Promenez les yeux autour de vous, et dites-moi ensuite si le mal dont souffrent aujourd’hui les arts n’est pas seulement et uniquement l’absence de règles, de limites et de principes. A notre époque, art et public ne sont plus gênés ni par la Cour, ni par l’aristocratie, ni par l’Eglise, ni par la censure, ni par une critique qui prétendrait garder des traditions ou imposer des règles : il n’est pas jusqu’aux lois de la pudeur et de la décence dont nous ne nous soyons affranchis, après nous être révoltés contre Dieu, contre le Roi, contre la grammaire, contre la prosodie et contre le bon sens. Artistes et public devraient donc tout oser. Et au contraire ils s’intimident réciproquement. Le public, lui, attend que l’esprit souffle, prêt à plier comme la tige sous le vent ; mais, hélas ! l’esprit ne sait plus se décider à souffler ni de l’Orient, ni de l’Occident. C’est en vain que le peintre, le sculpteur, le musicien, le poète, le romancier épient ce que veut le public, qui ne veut rien, et se demandent, effarés : « Quel sujet, quel style, quel genre, quel modèle choisir ? » Notre époque leur indique tous les modèles, c’est-à-dire qu’elle ne leur en indique aucun. Les habiles apprennent vite l’art de se procurer des honneurs et des richesses. Les fous et les charlatans cherchent à intimider le public par une audace effrontée, en lui imposant comme beau ce qui ne ressemble à aucun modèle connu. Les artistes sincères et de talent ne sont pas rares ; mais chacun d’eux veut avoir une formule d’art à soi, proclame que cette formule est la seule vraie et parfaite, et a même pour la soutenir des argumens excellons... jusqu’à ce que le voisin les lui renverse, pour démontrer que la formule vraie et parfaite, c’est justement tout l’opposé, c’est-à-dire la sienne. Quelquefois apparaît quelque véritable homme de génie, et, s’il réussit à s’imposer, s’il réussit à se comprendre lui-même et à se faire comprendre par un public capable de le soutenir au moins pendant un certain temps, il peut, libre comme il l’est, créer des chefs-d’œuvre ; mais ce sont des chefs-d’œuvre flottant dans le vide, comme ces iceberg qui voguent solitaires sur l’Océan et que l’eau soutient, mais qu’il ronge aussi par en bas, de sorte que, d’un moment à l’autre, ils peuvent faire la culbute et même devenir dangereux pour les navigateurs qui les rencontrent. Vous aviez raison, avocat, de déplorer l’orgueil sans mesure des artistes et des gens