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œuvre me plaît, à moi, mais elle ne plait pas aux autres ; elle me plait aujourd’hui, mais demain elle ne me plaira plus. Souvent je ne saurais dire si elle me plaît ou non ; et je m’adresse à la raison pour éclaircir ces doutes ; mais la raison se joue de moi. Toute œuvre d’art est une énigme insoluble, tout comme l’Iliade et l’Odyssée. Non, nous ne jouissons pas d’une œuvre d’art, si nous ne sentons pas qu’elle est belle ; et sentir qu’elle est belle, le sentir vraiment, sûrement, fortement, invariablement, sans interruption, sans hésitation, nous ne le pouvons pas si nous ne possédons pas un modèle à qui la comparer. Parfaitement : un modèle. Toujours la définition première de la beauté, où chaque art prend son point de départ, et les règles que le raisonnement peut tirer de cette définition, se concrètent, soit dans un certain modèle, — l’Iliade ou l’Odyssée furent ce modèle pour Virgile et pour les anciens, quand il s’agissait du poème épique, — soit dans toute une collection d’œuvres appartenant à des écoles peu différentes les unes des autres, — ce qui fut le cas, pendant longtemps, pour la peinture italienne ; — mais l’existence d’un modèle est nécessaire, et il est nécessaire aussi que ce modèle soit accepté comme temporairement indiscutable. Qu’est toute l’histoire de l’art, sinon un effort incessant, une lutte perpétuelle afin de créer, d’imposer ou de changer des modèles ? Beaucoup de gens ne peuvent plus comprendre, aujourd’hui, pourquoi les écrivains romains ont imité les Grecs avec tant de pédanterie, pourquoi les littératures modernes ont perdu tant de siècles à recopier les Latins qui avaient copié les Grecs. Cela est clair, pourtant : c’est parce que la création d’une littérature ou d’un art est d’autant plus facile qu’on a devant les yeux un modèle mieux défini, plus précis, plus tangible et plus visible. Pourquoi la Grèce antique est-elle si fameuse ? Parce qu’elle a créé en littérature, en sculpture et en architecture, certains modèles qui ont servi à beaucoup de peuples et à beaucoup d’époques. Fouillons un peu dans notre conscience, et il ne nous sera pas difficile de nous rendre compte que, dans chacun de nos jugemens sur une œuvre d’art, est sous-entendue une comparaison. Quand nous disons qu’une œuvre d’art est belle ou très belle, médiocre ou manquée, — et nous le disons, non pour donner libre cours au plaisir ou à l’ennui momentanés qu’une œuvre d’art a pu nous causer, mais pour exprimer une conviction mûrie, ferme, certaine, — nous voulons dire par là que cette œuvre