Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/856

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en les épurant et en les concentrant. Et ainsi ces types sont bien conventionnels ; mais cela ne les empêche pas d’être vivans, plus vivans que la vie même, au moins sous le ciseau des grands sculpteurs. Du reste, comment douter que le génie d’Homère a été le fruit mûr d’une civilisation mûre ? Lisez les poèmes hindous, Firdusi, les Nibelungen, la Chanson de Roland, et comparez.

Cette intéressante digression nous avait éloignés de notre sujet. En moi-même, je regrettai que ces considérations d’un amateur fussent si peu scientifiques : sans ce défaut, elles eussent été pleines de sagesse : Alverighi écouta sans ouvrir la bouche, mais avec intérêt, comme si, du fond de la Pampa argentine où il était venu se perdre, il prenait plaisir à jeter un coup d’œil en arrière, vers les études et les recherches qui l’avaient occupé dans sa jeunesse. Cavalcanti approuva ; il dit que, vus sous ce jour, les deux poèmes s’éclairaient et s’embellissaient prodigieusement, et il affirma qu’Homère était le premier grand maître dans l’art de composer, art noble entre tous, que les Grecs ont enseigné aux Latins, puis les Latins aux Italiens et aux Français, qui, aujourd’hui, sont à peu près les seuls à le connaître : car les Allemands et les Anglo-Saxons y sont encore novices. Mais lorsque Cavalcanti eut fini d’exprimer son enthousiasme, Rosetti reprit la parole.

— Donc, l’Iliade et l’Odyssée sont les premiers grands monumens littéraires de notre civilisation. Mais comment expliquez-vous qu’en face de ces monumens les hommes aient été frappés tout à coup d’une sorte de cécité ? Ces chefs-d’œuvre où les myopes eux-mêmes peuvent apercevoir, tant elle y, est large et profonde, la marque du génie, d’un génie puissant et concentré qui a vivifié une « manière » antique, comment a-t-on jamais pu croire qu’ils n’avaient aucun auteur, qu’ils étaient des fils sans père, qu’ils étaient nés d’eux-mêmes, spontanément, inconsciemment, sur les lèvres d’une plèbe ignorante ? Si des archéologues affirmaient que la Vénus de Milo n’a été sculptée par personne, qu’elle n’est qu’un agrégat de fragmens provenant de différentes statues et soudés ensemble, et s’ils prétendaient la mettre en pièces pour retrouver ces différens morceaux, ne les enverrions-nous pas dans un asile d’aliénés ? Et pourtant, n’est-ce pas l’opération qu’ont faite sur les poèmes homériques les habiles gens qui ont eu le cœur de briser cette merveilleuse