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nous demanda si nous avions lu le livre de Michel Bréal : Pour mieux connaître Homère. Aucun de nous ne l’avait lu. Alors il nous expliqua la thèse de l’ouvrage. Dans ce livre, Bréal soutient que les poèmes d’Homère représentent un monde héroïque, chevaleresque et aventureux de pure convention, comme celui qu’a décrit l’Arioste, ou, si nous préférions un exemple plus récent, comme celui de Cyrano de Bergerac ; que les héros et les dieux homériques sont des personnages peints « de chic » ou des types littéraires, comme les paladins de Boiardo et de l’Arioste, ou comme les bergers de Théocrite et de Virgile ; que l’Iliade et l’Odyssée ont été composées dans un siècle de civilisation raffinée et de culture déjà ancienne, et qu’alors, dans les îles de l’Egée et dans les colonies grecques de l’Asie Mineure, il y avait déjà un public pour prendre plaisir à ces histoires fictives composées en beaux vers, comme les seigneurs du XVIe siècle prenaient plaisir à celles de Boiardo et de l’Arioste.

— Pourtant, objectai-je, le monde qu’Homère décrit est rude, sauvage, primitif. Il ne connaît pas l’écriture, et le fer y est un métal rare.

— Mais, répliqua Rosetti, autant qu’il m’en souvienne, il n’est pas non plus question de monnaie dans le poème de l’Arioste. Les paladins courent le monde sans un sou en poche. Prétendrais-tu en conclure qu’au temps de l’Arioste la monnaie n’existait pas en Italie ? Toi, historien, te servirais-tu du Roland furieux comme d’un document pour décrire les conditions de l’Italie au commencement du XVIe siècle ? Les poèmes d’Homère nous transportent en plein dans le grand pays des fables.

— Mais alors, comment et par qui fut créé ce monde imaginaire ? insistai-je.

— Ce sont choses auxquelles je m’entends peu, tu sais, répondit Rosetti. Je ne raisonne qu’avec mon bon sens ; mais, à la lumière de ce bon sens, j’inclinerais à croire qu’il dut être créé par des lettrés et par des poètes, puisque c’est un monde littéraire et poétique. Des poètes ont recueilli dans les rues les grossières chansons populaires qui racontaient à leur mode d’anciens événemens historiques, comme les chansons du moyen âge racontaient l’histoire de Charlemagne ; ils les ont apportées dans les maisons des riches marchands grecs de l’Egée et de l’Asie Mineure, lesquels, eux aussi, désiraient traduire la quantité