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l’avez donc oublié ?... En somme, pensez-vous, oui ou non, que la variété du monde soit illusoire ?

— C’est une illusion, si chacun a le droit de se faire son propre critérium du beau, d’affirmer que New-York est beau par la seule raison qu’il lui plait de le trouver tel. Ce point accordé, la catastrophe du monde à laquelle nous avons assisté n’est plus qu’une conséquence nécessaire.

— Ainsi, selon vous, nous serions obligés d’affirmer, — tous en chœur et d’une seule voix, — que New-York est beau ou laid ?... Mais, en ce cas, permettez-moi de vous demander de nouveau, comme le premier soir, puisque nous voici revenus au même point après ce beau chemin que nous avons fait : par la force de quel principe ? en prenant pour base quel critérium ? en jugeant avec quelle mesure ? Il faudrait qu’il y eût une autorité, une loi, une puissance, quelque chose enfin qui m’obligeât à dire noir, même quand je vois blanc. Et voici bien des jours que nous sommes occupés en vain à le chercher, ce quelque chose ; tous les philosophes l’ont cherché, depuis que le monde est monde, et personne ne l’a trouvé encore !

Rosetti le regarda en face, avec un fin sourire.

— Il est vrai, reprit-il, que les philosophes ne l’ont pas trouvé ; et nous ne l’avons pas trouvé, nous non plus, en discutant ; et les Feldmann ne l’ont pas trouvé, eux non plus, en se querellant. Mais vous, au contraire, vous l’avez trouvé, l’autre soir.

— Moi ? s’écria Alverighi.

Rosetti ralluma son cigare et continua :

— Oui, vous. Depuis dix jours, nous sommes à disserter sur ce qui est beau, bon et vrai : si c’est tel ou tel art ; si c’est telle ou telle philosophie ; si c’est le progrès, la science ou la richesse. De parallèle en parallèle et de méridien en méridien, changeant de ciel chaque jour, nous avons tâché de découvrir l’argument décisif, l’épée qui trancherait le nœud. Mais tous les argumens, les vôtres et les nôtres, étaient toujours « retournables » ou réfutables, et la discussion se prolongeait de sophisme en sophisme. A la fin, lorsque nous en sommes venus à examiner si la richesse est bonne ou mauvaise, vous vous êtes écrié en frappant du poing sur la table : « Qu’on raisonne tant qu’on voudra ! Aujourd’hui les hommes veulent la richesse. Ils la veulent, et cela suffit. » Puis vous vous en êtes allé. Si vous