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Ce discours rapide et imprévu nous emplit tous de surprise. Pendant quelques instans, Rosetti nous regarda, attendant nos objections. Puis, quand il s’aperçut que personne ne répondait, il se tourna vers ma femme.

— Vous nous avez fait l’autre jour, madame, un fort beau discours contre les machines. Vous leur avez reproché de rendre l’homme insatiable, de créer la cherté permanente, de gaspiller follement les richesses naturelles qui ne se renouvellent pas. Vous faisiez allusion, je suppose, à la fécondité de la terre, aux forêts, aux mines, surtout à la chaleur latente, à l’énergie potentielle accumulée dans les gisemens de charbon, dans les puits de pétrole et dans les chutes d’eau. Car c’est cette énergie-là qui est la cause première de presque tout le grand remue-ménage, du tintamarre, du branle-bas où le monde vit aujourd’hui, sous le nom de progrès, et, semble-t-il, trouve beaucoup de plaisir. Mais, si nous étions dans une ville assiégée et si nous avions du blé pour trois mois, proposeriez-vous d’en supprimer absolument toute distribution sous prétexte qu’au bout de trois mois il n’en resterait plus, c’est-à-dire de mourir tous de faim tout de suite, pour ne pas risquer de mourir de faim dans trois mois ? Vous avez raison de dire que la machine rend l’homme insatiable. Mais ce n’est point parce que nous consommons beaucoup plus que nos pères ; c’est pour une autre raison qui me semble, comment dirai-je ? plus essentielle, et qui, du moins à mon avis, est le vice occulte de la civilisation moderne. Cette civilisation, en rabaissant de plus en plus la qualité des choses, enlève au désir son frein le plus efficace, et à la quantité sa mesure naturelle, qui est la qualité, « La mesure, c’est la synthèse de la quantité et de la qualité, » a dit Hegel. Faire des gorges chaudes sur le snobisme, sur la manie que tout le monde a, riches et pauvres, de traduire la quantité en qualité, c’est facile ; mais est-ce juste ? Le Champagne (et il montra du doigt les deux bouteilles qui étaient sur la table) est un rite sacré de l’hospitalité américaine. Pourquoi vous, pourquoi M. Vazquez, nous en ont-ils fait boire tant ? Pourquoi tous les Argentins en offrent-ils une coupe, quand ils veulent faire une politesse à un ami ou à un hôte ? Parce que le Champagne est considéré comme le Nectar, comme l’Ambroisie, comme l’Hydromel de notre temps. Il est possible que ce soit une illusion. Mais supposez que tous les vins du monde soient une république d’égaux,