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qualité. En somme, si l’on veut augmenter la quantité des produits et diminuer le temps de la production, il est nécessaire de rabattre sur la qualité. C’est précisément ce qu’a fait la machine, comme vous le disiez hier ; et vous avez ajouté : « La machine a bien fait. Cela, c’est le progrès, dût Mme Feldmann gémir de ne pouvoir acheter avec ses cent millions les merveilles rêvées : une infinité d’autres bénéficient de ces gémissemens. » Mais, si les machines que nous mettons aujourd’hui en mouvement ont vaincu les anciens arts manuels, — et cela, c’est un progrès, — pourquoi ne seraient-elles pas vaincues à leur tour, comme on en voit déjà quelques exemples, par des machines deux fois, trois fois, cinq fois plus rapides, qui fabriqueront des choses de plus en plus médiocres, mais en plus grande abondance ? Pourquoi le progrès devrait-il s’arrêter au milieu de sa course ? La voilà, donc, claire et simple, la pensée d’Apollon. Ou notre civilisation réussira à arrêter la furie des machines, ou le progrès versera sur le monde une abondance toujours croissante de produits toujours plus mauvais, annulera de plus en plus toutes les différences de qualité entre les choses, ainsi que veut le faire la philosophie védantiste ; et alors, non seulement les malheureux qui, comme les Feldmann, posséderont cent millions, mais aussi les simples millionnaires et, après eux, les gens dans l’aisance, seront impuissans à traduire la quantité en qualité, de sorte que la richesse deviendra inutile pour tout le monde, à mesure qu’en croîtra le chiffre total. Il est donc clair qu’une civilisation comme la nôtre, qui ne s’efforce plus que d’augmenter la quantité, doit avoir pour terme une orgie énorme et brutale : car, quand vous ôtez au peuple tout amour et toute admiration de la beauté, de la gloire ou de la vertu, toute aspiration à améliorer lui-même et les choses, vous avez la multitude moderne, laquelle ne veut que la quantité : un logis plus large, l’eau, le pain, le vin, la lumière en plus grande abondance, les trains plus rapides, etc. La quantité, la quantité, toujours la quantité ! Résultat, tout le monde est mécontent : les riches, peu nombreux, parce qu’ils ont bientôt fait d’atteindre la limite de la quantité, et qu’au delà de cette limite ils ne peuvent plus traduire la quantité en qualité ; les pauvres, innombrables, parce que, quelle que soit l’amélioration de leur sort, ils ne peuvent jamais atteindre la limite maxima de la quantité.