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et ce fromage exquis dont les bergers de Théocrite étaient friands, les machines avaient presque fait disparaître la galanterie : car un code des belles manières ne peut plus être observé par des gens qui sont toujours à courir. Même à Paris, on voit à présent, dans les wagons du Métropolitain, des femmes debout et des hommes assis. Finalement, Cavalcanti reprit la parole pour citer en exemple les arts décoratifs, si terriblement occupés à satisfaire les demandes pressantes d’un public capricieux qu’ils n’ont plus ni le loisir ni le moyen de créer un style qui soit vraiment original, durable et magnifique.

Plusieurs de ces observations procédaient d’un esprit hostile aux machines. Mais Alverighi feignit de ne pas s’en apercevoir, et il se fit d’elles un tremplin pour sauter à sa conclusion.

— Vous voyez bien ? Le plaisir est un arbuste qui croit dans de petits vases. Rêver les milliards ou même les millions pour en jouir, c’est vouloir la Pampa tout entière pour y cultiver un rosier. L’Europe montre combien elle est sotte, quand elle avale les bourdes qui courent sur le luxe des milliardaires américains. Du reste, ingénieur, — je m’en souviens à cette heure, — n’avez-vous pas admis, l’autre soir, qu’au delà d’un certain degré de perfection, il n’est plus possible de distinguer de différences dans la beauté ou dans la bonté des choses, et qu’il n’existe aucun calcul infinitésimal de la qualité ? Donc celui qui possède dix millions réussira peut-être à jouir dix fois plus que celui qui en possède un seul ; mais celui qui possède cent millions ne pourra jamais vivre dix fois mieux que celui qui en possède dix, savourer des bouchées dix fois plus délicates, habiter une maison et porter un vêtement dix fois plus somptueux, ni même, si vous voulez, être aimé par des femmes dix fois plus belles. Il se heurtera nécessairement à l’une des cornes de ce trilemme : ou dépenser ses richesses pour autrui, comme font les milliardaires de l’Amérique du Nord ; ou se laisser duper par les charlatans qui préconisent comme excellentissime ce qui est seulement coûteux, comme font trop souvent, je l’admets, les riches Américains du Sud ; ou se tourmenter par une manie d’impossibles élégances, à la poursuite de ce qui n’existe pas, comme les Feldmann. La richesse moderne ne sert pas, ne doit pas servir à ceux qui la possèdent. Elle doit servir à tous ; elle appartient au peuple, au progrès, à la civilisation. Son propriétaire n’en est que le dépositaire, comme dit Carnegie. Et même