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mais il serait allé chercher dans l’immensité de l’Océan la terre inconnue dont un de ses amis, poussé par hasard sur les côtes de l’Amérique et revenu moribond, lui avait révélé l’existence. On discuta sur cette version nouvelle ; on se demanda si elle obscurcissait ou si elle rendait plus brillante la gloire de Colomb ; puis on parla du monument que les Italiens lui érigent à Buenos-Aires ; de ce monument, on passa aux autres monumens par lesquels l’Amérique a honoré celui qui l’a découverte, et on s’accorda à admettre qu’en général, ces monumens sont plutôt laids. Ce fut alors que Cavalcanti, sans y prendre garde, prononça une parole imprudente :

— Il y a pourtant aujourd’hui, dit-il, un sculpteur qui serait capable de faire, non pas un monument, mais le monument de Christophe Colomb. C’est Rodin.

Pût-il ne l’avoir jamais dit ! Alverighi s’emporta comme s’il venait de recevoir un soufflet.

— Rodin ? Rodin ? Ce sculpteur des cavernes préhistoriques ?

— Vous n’aimez donc pas Rodin ? demanda Cavalcanti.

— Comment de tels monstres pourraient-ils me plaire ?

— C’est sans doute, repartit tranquillement Cavalcanti, parce que vos yeux sont trop habitués aux formes grecques. Mais il faut avoir des nerfs différens pour les différens artistes. Rodin est le sculpteur de ce transformisme qui a révélé à l’homme la profonde animalité de sa nature. Après Lamarck, Darwin, Haekel, il n’était plus possible de sculpter le corps humain dans son idéale beauté, à la façon des Grecs ; il fallait le sculpter dans son animalité farouche et un peu brutale, comme a fait Rodin.

« Voilà un bel exemple d’argument retourné, » pensai-je à part moi.

— C’est donc pour cela qu’il sculpte des anthropoïdes, des troglodytes, des figures tératologiques ! repartit Alverighi. C’est pour cela que, dans le Penseur, il a représenté l’intelligence, c’est-à-dire la plus noble faculté de l’âme, par un corps de portefaix des Halles ! Mais allez donc au Louvre voir le buste d’Homère, si vous voulez voir la pensée resplendir dans un bloc de marbre !

— Précisément, répliqua Cavalcanti. Rodin, dans le Penseur, a voulu sculpter la pensée emprisonnée dans la matière et luttant