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demeurèrent muets, comme des gens qui ne savaient quoi penser. Pendant quelques instans, Alverighi lui-même se tut ; puis, soudain, avec une de ces brusques sorties qui lui étaient habituelles :

— Vous voyez ! A force de prêcher que l’art, la beauté, l’élégance, le raffinement sont la raison suprême de la vie, voilà ce qui arrive ! Et vous êtes tous à crier haro sur moi, quand je prêche qu’il faut détruire cette néfaste oligarchie d’intellectuels qui, de l’Europe, sème par le monde ce mensonge !

Cette observation était un peu imprévue, et Cavalcanti en fit la remarque, après un moment de silence.

— Mais quel rapport l’art et l’oligarchie intellectuelle de l’Europe ont-ils avec ces querelles domestiques ?

— Un rapport très étroit, répondit vivement Alverighi. Pourquoi ces deux époux se sont-ils pris ainsi aux cheveux et vont-ils divorcer ? Pour savoir si le style empire l’emporte en beauté sur le style Louis XV ou sur le style japonais ; s’il est préférable d’acheter un vieux château ou un yacht ! Est-il possible d’être plus bête ? En Amérique, où les milliardaires eux-mêmes... Mais qui donc m’a dit qu’il ne faut pas croire un mot de ce que les journaux racontent sur le luxe des milliardaires ? C’est vous, je crois, Ferrero, à Rosario ?

Je fis signe que oui. Mais, à cet endroit, Cavalcanti l’interrompit en disant :

— Divorce-t-on d’un jour à l’autre, après vingt-deux ans de mariage, pour des querelles d’esthétique ? Quant à moi, je serais plutôt disposé à croire qu’à un certain moment M. Feldmann s’est amouraché d’une autre femme ; et alors...

— Mais oui, on divorce ! insista Alverighi. Quand un Européen s’est enrichi, il se fourre dans la tête qu’il a le droit de vivre dans un Olympe, de ne voir et de ne toucher que des choses d’une beauté ou d’une bonté uniques. Et, dès lors, c’est fini : il ne peut plus vivre que seul ; il se croit infaillible, il se croit dieu, il devient un Caligula.

— Allons donc ! répondit Cavalcanti en riant. Tous les millionnaires qui aiment l’élégance ne sont pas des Caligula.

— Eh bien ! riposta Alverighi, ce sont alors des snobs et des imbéciles qui paient toutes les choses trois fois trop cher pour avoir un motif de les croire plus belles !

Mais ici Cavalcanti l’interrompit en objectant que le snob