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demandant si les vaisseaux arriveront ou s’ils manqueront, comme ils ont si souvent manqué. Cette espèce de halètement, ce souffle coupé, si j’ose dire, par chaque période hivernale, a quelque chose d’angoissant, même à le suivre après des siècles dans les récits contemporains.

La Mère Marie de l’Incarnation écrivait, le 3 octobre 1648, ces lignes qui sont comme l’antienne de la vie canadienne : « On dépend si absolument de la France que, sans son secours, on ne saurait rien faire. Ajoutez à cela que, quelque pressées et importantes que soient les affaires, il faut attendre un an pour en avoir la solution ; et, si on ne les peut faire dans les temps que les vaisseaux sont en France, il en faut attendre deux... » Et encore : « Ni nous, ni tout le Canada, ne pouvons subsister encore deux ans sans secours, et, si le secours manque, il nous faut mourir ou retourner en France ! »

Un fait douloureusement précis donne l’idée de cet étrange isolement, tout à fait particulier au Canada, en raison de l’hostilité permanente des colonies anglaises, qui seules eussent permis des communications, du moins indirectes, avec la mère patrie. En 1759, à l’heure où la colonie allait succomber, un officier qui apportait, de France, des ordres à Montcalm, apprit qu’une des filles de celui-ci venait de mourir ; mais il n’eut pas le temps de faire préciser laquelle des quatre. Montcalm écrivait, en apprenant la triste et incomplète nouvelle : « Je crois que c’est la pauvre Mirette qui me ressemblait et que j’aimais fort. » Il ne devait jamais savoir si c’était cette préférée qu’il avait perdue.

Cette même année, la dernière de la colonie, le « secours » fut encore attendu avec la même impatience : « Le 10 mai 1759, après six mois d’attente, apparurent les frégates aux mâts fleurdelisés. Jamais, dit un capitaine français, joie ne fut plus générale ; elle ranima le cœur de tout un peuple[1]. »

Malgré tout, la foi demeure : la colonie se tient sur le pied de guerre, prête à se défendre et à mourir pour cette mère patrie qui a presque toujours les yeux et l’âme ailleurs.

A toutes les époques de l’histoire du Canada, on compta sur les milices locales, sur les alliés sauvages, au moins autant que sur les soldats de la métropole pour la sauvegarde du territoire, grand comme deux fois la France, contre les incursions des

  1. Arnould, Nos amis les Canadiens, p. 17.